DES ARTISTES ISRAÉLIENS MIZRAHI* EN QUÊTE À PARIS : LE MARCHÉ PLACE DE LA RÉUNION OU LE CHEMIN D’UN MONDE PERDU
PAR MILÉNA KARTOWSKI-AÏACH
Miléna Kartowski-Aïach, est diplômée en philosophie, socioanthropologie des religions, de l’école des arts politiques de Sciences Po Paris et poursuit un doctorat en anthropologie. Artiste, metteure en scène, auteure et chanteuse, elle développe depuis plusieurs années un théâtre laboratoire engagé en relation avec ses recherches. Elle sera en résidence au SenseLab de l’Université Concordia à Montréal à partir de janvier 2018.
Ces derniers mois, le dimanche en matinée, près de chez moi, la même scène s’est reproduite. L’ai-je provoquée ? Est-elle venue à moi ? Est-ce un éternel recommencement ? Comment interpréter ce retour du même ? Toujours sur le fil de l’émotion…
Place de la Réunion, à quelques rues de là où j’ai fait mes premières classes, au cœur d’un quartier populaire et mixte du 20e arrondissement de Paris, qui se gentrifie à grands pas, se tient tous les dimanches un marché cosmopolite. Les marchands haranguent les foules pendant que les voisins et familles se délectent de leurs victuailles au café, sur un coin de table durement gagné, en terrasse, toujours un œil sur les mets mitoyens. Le poulet fermier côtoie les accras antillais, les msemmens 1 marocains et la burrata 2 italienne. Un vent de paix délicieux souffle sur ce marché où le corps et l’esprit ne font plus qu’un, au cœur de cette cartographie réconciliée des trésors gustatifs du monde. Un havre éphémère où j’aime errer, car il n’y a plus de frontières et les empêchements sont rares d’un étal à l’autre.
C’est là que j’aime donner rendez-vous à des amis israéliens de passage, qui souhaitent découvrir la ville lumière dans toute sa multiplicité. Nous nous asseyons en terrasse, au coude à coude avec les autres affamés, et nous commandons un premier café. Attirés par les mélopées des commerçants, mes amis reconnaissent immédiatement les accents voluptueux venus d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Ils s’empressent alors d’aller au-devant de ces voix familières.
Les mangues sautent, disparaissent, s’ouvrent et se dégustent, juteuses à souhait. Le marchand magicien lance ses trophées tout en entonnant un mawwal 3 entrecoupé du prix, qui devient lui aussi délicieux. Mon ami, un sac de Haïfa en bandoulière où il est écrit « je t’aime » en arabe, ne résiste pas au marchand et succombe aux fruits. Je demande à l’interprète d’où vient-il et il me répond d’Égypte. Mon ami se hâte d’ajouter en français que lui aussi est Égyptien. Et le marchand de lui demander « d’où en Égypte » ?
Silence. J’entends ces questions fuser dans la tête de mon ami : « Que faut-il lui répondre ? Que mes parents sont d’Alexandrie et du Caire, mais qu’ils n’ont jamais pu retourner chez eux ? Que je rêve de l’Égypte sans n’y être jamais allé ? Que je ne suis pas véritablement égyptien ? Mais une partie de moi vient de là-bas… Et s’il me demande de quel quartier je viens, je serai alors bien incapable de lui répondre. Et s’il reconnaît mon accent. Ai-je un accent israélien lorsque je parle français ? Mon arabe est trop brisé pour que je m’y risque. Suis-je pris au piège de mon désir ? Jusqu’où puis-je aller ? Qu’ai-je fait de mal ? D’où vient cette peur qui me saisit ? Et si, et si… »
Je tente de briser la glace en demandant au commerçant d’entonner Oum Kalthoum, mais les ventes s’enchaînent et le répertoire de la diva sacrée demanderait plusieurs heures devant nous. Forts de nos premiers achats, nous retournons toujours à la même terrasse où les huîtres, cette fois, se mangent par panier. Mon ami, qui a trouvé en connaissance de cause un logement à Belleville, voudrait explorer, non pas le centre historique parisien, mais les derniers soubresauts du quartier juif tunisien de Belleville. Il a déjà tenté d’aller dans le bouiboui cacher djerbien de Château-Rouge, chez Guichi, et je me demande comment il en a appris l’existence, puisque seuls les connaisseurs et les nostalgiques connaissent cet antre. Sa carte Google sous les yeux, je lui soumets un parcours qui débute rue Dénoyez où se trouve la piscine Alfred Nakache. Tout d’abord, à côté du restaurant « Le soleil de Tunis » qui vient de fermer et où les brunchs musicaux en judéo-arabe faisaient la joie du quartier; il faut aller visiter le « local ». Le « local », c’est quelques tables et un bar où les vétérans juifs de la goulette jouent aux cartes tout en s’insultant en arabe. Il y a encore quelques années, la boukha y coulait à flots et les femmes chantaient et dansaient, puis scandaient des youyous qui ébranlaient la rue. Aujourd’hui, ils ont le projet d’ouvrir le local au public boboisé de la rue, en y commercialisant de l’hydromel.
Mon ami marque d’une étoile jaune sur son plan digital les hauts lieux de la tunisianité et évoque déjà les étapes de son périple rue Dénoyez. La Tunisie, il aimerait la visiter, mais il me dit qu’avec son passeport israélien, c’est impossible. J’évoque le pèlerinage de la Ghriba 4 à Djerba chaque année, où les visas sont plus facilement accordés aux Israéliens. Il s’empresse de vérifier les dates et de les noter, toujours sur son agenda digital. Il vient d’achever son dossier en vue de l’obtention du passeport portugais. Il espère que ce sésame lui ouvrira les portes du Maghreb et du Moyen-Orient. Si seulement il pouvait avoir un autre passeport… Si seulement il pouvait traverser le Moyen-Orient du nord au sud, comme ses grands-parents syriens et irakiens le faisaient naguère en train. Ce voyage, il le fait dans ses dessins, qui n’ont pas de limites. Il les territorialise où il veut sans risquer sa vie. Son coup de crayon agite les lignes de démarcation et il fait parler avec brio ses personnages en judéo-arabe. Il a soif de cette partie du monde qui lui est interdite, et il tente de la peupler autrement. Mais la tristesse l’emporte sur la création. Jusqu’à quand sera-t-il refoulé du sol où les siens sont nés? Pour lui, ce n’est pas du passé, mais un besoin vital et impérieux du présent. Il doit aller dans ces terres interdites pour comprendre qui il est.
Presque midi. Il me demande où déjeuner. J’énumère les multiples options à commencer par les trésors du marché. Mais il m’arrête lorsque je parle d’une cantine perse où des amis réfugiés iraniens chantent chaque semaine. Je l’y conduis, et retrouve avec plaisir la patronne qui, elle aussi, a dû quitter son pays au moment de la révolution. Mon ami jubile, un bout d’Iran, un bout de ce monde qui ne se révèle que par bribes et souvent loin d’Israël. Une terre gustative qui ne demande qu’à être embrassée, et qui s’offre à défaut en dépit des frontières et des interdits.
Dans cette petite cantine iranienne, j’ai souvent conduit des amis israéliens artistes, originaires du Moyen-Orient et du Maghreb, après de longues discussions passées place de la Réunion. Je me souviens d’une amie qui arpentait le marché avec bonheur en parlant arabe brillamment avec les commerçants à défaut de parler français. Puis, toujours à cette même terrasse, elle évoquait sa grand-mère perse qui vivait sûrement ses derniers jours en Israël et éclatait en sanglots. « Safta (mamie), ne retournera jamais au pays natal… ». Cette phrase la déchirait, car elle savait qu’elle aussi ne pouvait fouler le sol iranien. Son Iran, c’était celui des plats de sa mère en Israël, des Iraniens rencontrés à Paris, des berceuses en écho sur le bout de la langue.
Sur la place du marché, des amis artistes Mizrahi israéliens se sont succédé, et sur cette terrasse protégée, en buvant un allongé, ils ont pleuré les lignes de séparation qui les empêchent d’advenir. Ces pays interdits et pourtant si proches, ils les pénètrent par les territoires de l’art, mais aussi par la chair des mets. La place de la Réunion, serait-elle un lieu de révélation, où la fontaine, tarie depuis bien longtemps, recueille les larmes des jeunes âmes blessées qui se sentent exilées?
Ces dimanches matin-là, j’ai compris la chance que j’avais. Celle de vivre malgré tout dans un pays libre et ouvert, d’où je peux aisément traverser les frontières. Ma chance aussi en tant que juive de posséder un passeport français et de pouvoir ainsi explorer le Maghreb et le Moyen-Orient. Ma chance d’être née dans un pays, dans un quartier, où le monde était à ma porte, sans qu’aucune langue et culture ne soit prohibée. La chance d’avoir grandi proche de l’Afrique du Nord et d’avoir toujours entendu la langue arabe, sans qu’elle ne devienne l’idiome de l’ennemi. La chance de pouvoir être multiple sans qu’aucune limite ne me soit imposée. La chance de pouvoir choisir en toute liberté qui je veux être, et d’épouser les paradoxes de l’identité.
Cette chance, mes amis mizrahi israéliens la cherchent, tentent de la créer pour un jour pouvoir la provoquer. Ils sont juifs et parlent arabe, ils sont israéliens, mais aussi iraniens et égyptiens. Ils sont des Levantins et réclament ce droit. Un pied en Irak et un autre à Paris, tout en vivant à Jérusalem. Et si cela devenait possible? Peut-être que cela commence place de la Réunion, face au marchand-chanteur égyptien tout en refaisant le monde autour d’un café noir sans sucre.
* Mizrahi : Terme utilisé en Israël pour désigner les Juifs originaires du Moyen-Orient et du Maghreb.↩
Notes:
- Msemmen : Sorte de crêpe feuilletée, spécialité culinaire du Maghreb. ↩
- Burrata : Fromage italien fait à partir de mozzarella avec un cœur crémeux, originaire des Pouilles. ↩
- Mawwal : Il s’agit dans la musique arabe traditionnelle d’une improvisation vocale non rythmée qui précède la chanson. ↩
- Pèlerinage de la Ghriba : La Synagogue de la Ghriba, située sur l’île de Djerba, fait l’objet d’un pèlerinage annuel, à l’occasion de la fête juive du Lag Ba’Omer, rassemblant plusieurs milliers de pèlerins. ↩