Le poète et commentateur Abraham Ibn Ezra (12e siècle)
PAR ADIEL CASPI
Née à Alger en 1937, Adiel Caspi, après des études littéraires et financières à Paris, a été conseiller de deux banques parisiennes en matière de placements à Wall Street. Il vit en Israël depuis 1975. Il est l’auteur, notamment, en 1981 de « Rue des Juifs », une version romancée de la vie et des rencontres de Abraham Ibn Ezra aux éditions de l’Ophel qu’il a fondées à Jérusalem et dont le but est la publication en français de livres sur des Sages du judaïsme. L’auteur s’est aussi spécialisé dans la médecine homéopathique et il a ouvert une clinique à Efrat, près de Jérusalem.
Abraham Ibn Ezra est né vers 1089 dans une Espagne en guerre, en partie occupée par les Almoravides, guerriers musulmans venus d’Afrique du Nord. Devenu un brillant érudit, et un génial poète, il vécut la première moitié de sa vie dans plusieurs villes de son pays natal, là où il pouvait trouver un peu de calme. Vers 1146, il décida de quitter l’Espagne à cause des persécutions des nouveaux conquérants, les Almohades, tribus fanatiques venues également du Maghreb.
La seconde partie de sa vie, il la passa à voyager en Afrique du Nord ainsi qu’en France et en Italie, peut-être ailleurs, visitant les communautés juives des grandes cités, pour mieux connaître leurs rabbins et pour les faire bénéficier de son immense savoir, tout imprégné de la culture judéo-arabe alors à son zénith. Il semble que lors de ses multiples pérégrinations, ses poèmes, commandés par d’importants personnages de la diaspora, aient constitué la plus grande part de ses maigres revenus.
Mais l’essentiel de son activité – et de sa notoriété postérieure en Europe latine – il la doit à la publication de ses nombreux traités. Il rédigea ainsi plus d’une centaine de livres consacrés à l’astrologie, à l’astronomie, aux mathématiques, à la philosophie, à la grammaire hébraïque, à la poésie, et évidemment, à son fameux commentaire de la Bible, que l’on trouve aujourd’hui dans la plupart des éditions hébraïques du TaNaCh, de la Bible hébraïque, à côté de celui de Rachi (12e siècle)
À quoi fut dû le grand succès de son commentaire biblique ? D’abord à son style si vivant et si plein d’esprit. Puis à son souci de ne pas s’écarter du pchat, l’explication simple ou littérale, grammaticale, souvent opposée aux commentaires basés sur les anciens midrashim 1 du Talmud ou sur des textes rabbiniques enseignés dans les écoles juives.
Ce qui ne veut pas dire que tout est clair dans le commentaire de Ibn Ezra de la Torah : il s’y trouve de petites phrases mystérieuses qui ont peut-être contribué à leur succès, et qui se terminent parfois par les mots « Ha mevine yavine » : celui qui sait comprendra. Qui sait quoi ? Il s’adresse à ceux pour qui ses allusions sont plus claires, et qui comme lui ont étudié les traités philosophiques d’Averroès (12e siècle) et d’autres philosophes arabes de son temps, grands admirateurs d’Aristote, notamment les textes de Abou Ma’shar (9e siècle) qu’il cite si souvent.
Mais cette formule sibylline, « Ha mevine yavine », fait aussi allusion à des explications rationnelles des Écritures qui auraient choqué des lecteurs très attachés à leurs anciennes traditions. Le philosophe Spinoza (17e siècle) arriva à la conclusion que Ibn Ezra s’approcha peut-être de la vérité quand il nota que certains versets de la Torah étaient anachroniques : ces derniers prouvaient, selon lui, que Moïse n’était pas l’auteur de la totalité des versets de la Torah ou du Pentateuque, et que certains passages étaient donc dus à des auteurs postérieurs.
À noter que Ibn Ezra cite assez souvent des commentaires de Karaïtes (pour qui la loi orale n’est pas d’origine divine) : il le fait, en général, pour rejeter la légèreté de leurs explications. Mais certains lui ont reproché de faire bien trop de cas de ces écrits Karaïtes, et même d’être parfois influencé par leurs opinions hérétiques. Ce sujet fut longtemps débattu.
On ne sait pas grand-chose de la vie familiale de Abraham Ibn Ezra, sinon qu’il eut un fils, nommé Yitstrak, dont la mère aurait été la fille de son ami, le célèbre poète Yehuda Halevi, né lui aussi à Tudele. Tous deux utilisèrent la même forme de poésie musicale, le muwashah des poètes arabes 2. Une légende veut que Yehouda Halevi s’endormît un jour avant de terminer le verset d’un poème commençant par la lettre hébraique reish. Quand il se réveilla, il vit qu’une main avait terminé le verset. Il s’écria : seul un ange ou bien Abraham Ibn Ezra aurait pu écrire d’une telle façon… Les poèmes d’Abraham révèlent souvent un profond mysticisme, et certains ont été repris dans la liturgie des jours sacrés.
Ce qui différencie les deux hommes est que les poèmes et les prières de Yehuda Halevi sont pleins de sa nostalgie pour Sion et le Temple de Jérusalem, et attendent la renaissance prochaine du peuple juif, tandis que les vers de Ibn Ezra sont davantage imprégnés de sa recherche tout intérieure du Créateur et de ses mystères, cachés dans les Écritures saintes.
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