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Maurice Chalom
Essayiste, romancier et directeur de publications, Maurice Chalom est titulaire d’un doctorat en éducation de l’Université de Montréal. Depuis une trentaine d’années, ses domaines d’expertise sont les mouvements migratoires, les relations interculturelles et la gestion de la diversité. Au plan communautaire, Maurice Chalom est chroniqueur à La Voix Sépharade (LVS) et programmateur au Festival du cinéma israélien de Montréal (FCIM).
Depuis quelques années, le nombre de Juifs de France en partance pour Israël atteint des sommets inégalés. Ayant crû de 60 % en 2013 avec 3 293 candidats, l’immigration vers Sion s’est accélérée en 2014 avec 7 231 nouveaux immigrants et quelque 8 000 en 2015. Et pour l’année 2016, on anticipe 6 000 nouveaux candidats à la Alyah (l’immigration vers Israël). Un record jamais atteint, selon les responsables de l’agence juive. Cet organisme semi-gouvernemental israélien chargé de la Alyah estime qu’en 2015 l’immigration a battu un record établi quinze ans auparavant avec quelque 30 000 nouveaux immigrants juifs venus du monde entier. Outre ceux de France, l’État hébreu a accueilli, l’an passé, 7 550 Juifs d’Ukraine, 7 100 de Russie et quelque 3 500 d’Amérique du Nord.
Manne made in France
Fait notable, depuis la création de l’État d’Israël en 1948, la France est devenue, au cours des trois à quatre dernières années, le premier pays d’immigration juive vers le pays où, supposément, coulent le lait et le miel. Forte d’une population juive estimée entre 500 000 et 600 000 personnes, la communauté juive de France est la première communauté juive d’Europe et la seconde au monde après les États-Unis dans
la diaspora « juive ».
Il n’y a donc rien de surprenant à ce que les autorités israéliennes tablent sur l’Alyah de France pour redynamiser une immigration qui avait connu un relatif tassement et en font une priorité quasi nationale. Du reste, Natan Sharansky, président de l’Agence juive, n’a guère d’état d’âme à mousser cette Alyah, en déclarant qu’il n’y a « pas d’avenir pour les Juifs en France ». Au vu des récentes statistiques officielles,
il semble que son appel ait trouvé écho au sein de cette communauté, au grand dam de ses dirigeants et du gouvernement français.
Cette priorité n’est pas forcément goûtée des Israéliens qui voient dans cette immigration un traitement différentiel, un « deux poids deux mesures » en termes de facilité d’accès à la propriété, alors que bon nombre d’entre eux, surtout les jeunes couples, voient leur rêve de proprios s’évanouir devant la flambée des prix des appartements, d’autant que le shekel ne fait guère le poids face à l’euro et au billet vert.
Étonnant ce pays qui, après avoir assisté à la renaissance de sa langue ancestrale, affiche ses projets domiciliaires en devises étrangères. Déjà qu’ils avaient dû encaisser l’Alyah massive des Juifs russes avec soupirs d’exaspération et grincements de dents. Autant dire que, après les Russes et les Ukrainiens, les Juifs de France, les Tsarfatim, ne sont pas vraiment en odeur de sainteté; eux qui s’attendaient à ce qu’on déroule le tapis rouge à leur descente d’avion. Bonjour la désillusion et bienvenue à Sion, là où personne ne promet à qui que ce soit un jardin de roses.
Si pour bon nombre de Juifs de France, c’est l’idéal sioniste historique ou religieux qui motive leur départ de l’Hexagone; pour bien d’autres, c’est le « piètre état » de la mère patrie qui les pousse à l’arrachement. Entre une crise économique qui n’en finit plus de s’éterniser avec un taux de chômage ventripotent et une création d’emplois famélique, une recrudescence de propos et actes antisémites alimentés par les diatribes de Dieudonné M’Bala M’Bala et Alain Soral, chefs de file de « Égalité et Réconciliation », une nébuleuse de la droite extrême, conspirationniste, antisémite et antisioniste; les incidents émaillant, à répétition, certaines manifestations aux vociférations de « Juifs, hors de France »; les violences antisémites : 851 actes déclarés en 2014 et 808 en 2015, selon les données croisées et validées par le Service de protection de la communauté juive (SPCJ) et le ministère de l’Intérieur; l’assassinat de Ozar Hatorah, une école juive de Toulouse, faisant 3 victimes dont 2 enfants; l’attaque terroriste islamiste et antisémite se soldant par 4 morts dans l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes; la présence quasi permanente de soldats en armes devant les synagogues, les écoles juives et autres lieux communautaire; le carnage niçois du quatorze juillet, avec 84 morts et plus de 350 blessés; sans oublier ce prêtre d’une commune de l’agglomération rouennaise, égorgé dans son église au cri de « Allah Akbar » : il y a de quoi foutre le camp de cette « douce France, cher pays de mon enfance bercée de tendre insouciance ». Ça fait un bail que l’insouciance s’est tirée en douce, laissant place à l’angoisse et à la méfiance.
Français expatriés et Juifs de France
Pour bon nombre de nos coreligionnaires français, le One Fly Ticket pour Sion ou ailleurs, loin de France, se présente comme la seule solution possible, en regard de cet air empuanti, de ce climat aux teintes brunâtres et de cette ambiance nauséabonde. Le choix de la valise, pour cause d’antisémitisme sur fond d’incertitude économique, loin d’être une simple vue de l’esprit ou une paranoïa juive « vestige d’un pseudo complexe du soidisant persécuté » – comme si le parano avait systématiquement tort – s’est vu confirmé par les résultats d’un sondage sur l’antisémitisme. En mai 2014, la ligue anti-Diffamation (ADL), – fondée en 1913 et principale organisation mondiale de lutte contre l’antisémitisme à travers des programmes et services de lutte contre la haine, les préjugés et la bigoterie – a rendu public les résultats sans précédent d’un sondage mondial sur les attitudes antisémites. Il appert, à la lecture de ces résultats, qu’en France, 37 % de la population adulte, soit quelque dix-huit millions de personnes, ont des comportements antisémites, comparativement à 8 % au Royaume-Uni, 9 % aux vvÉtats-Unis et 14 % au Canada. Dix-huit millions de raisons de trouver, fissa, une valise et un passeport valide.
Reste le côté faux-cul et vicelard du traitement médiatique de l’exode français hors de l’Hexagone. Les Français établis à Londres (225 000), New York (30 063) ou Miami (11 262) sont présentés comme des expatriés, comme si parmi eux il n’y avait aucun Juif, seulement des Bretons, des Tourangeaux, des Alsaciens et autres Normands. Mais dès qu’il s’agit d’Israël alors là, ce ne sont plus des expatriés, mais des Juifs et seulement des Juifs (19 000, au cours des dernières années). Bien sûr, ce n’est pas dit de manière aussi explicite, mais ça susurre l’hideuse double allégeance et suppure cette cinquième colonne si chère aux adeptes du complot. Et dire que, attentat après attentat islamiste, les bien-pensants martèlent « pas d’amalgame », alors qu’il est outrageusement, joyeusement pratiqué dès lors qu’il s’agit d’Israël.
L’affaire est donc entendue. Hors de l’Hexagone, la famille Boutboul, qui s’installerait n’importe où ailleurs qu’à Sion, ferait partie de la communauté française des expatriés. Mais s’il lui prenait l’envie de préférer Netanya, Jérusalem ou Tel-Aviv à Londres, Montréal ou Miami, ladite famille serait aussitôt taxée d’antipatriotisme et vilipendée pour cause d’infâmante double allégeance. Là réside toute l’ambigüité du « pas d’amalgame » : une mise en garde, un principe de précaution à géométrie variable. Ces dernières années, on a amplement parlé de la Alyah des Juifs de France et bien peu de ces centaines de milliers de Français qui ont choisi l’expatriation pour Londres, Miami, New York ou Montréal. Pour ce qui est de la « belle province », au cours de la dernière décennie, ce sont 30 000 immigrants français qui se sont établis au Québec, soit le plus fort contingent national devant l’Algérie, le Maroc et la Chine.
Sélectionnés au terme d’un long processus, ces nouveaux arrivants ont en commun la jeunesse (25 à 40 ans) ainsi qu’un haut niveau de formation et de qualification. La communauté française, inscrite au Consulat général de Montréal, a également connu une forte croissance (+45 %) au cours des vingt-quatre derniers mois. Rassemblant plus des deux tiers des Français installés au Québec, le nombre de Français à Montréal est aujourd’hui estimé à quelque 100 000 personnes. Parmi eux, combien sont de confession juive ? Parle-t-on de quelques centaines ou de plusieurs milliers ? Difficile à dire, puisque l’enregistrement auprès du Consulat général de France n’est pas une obligation et que ces statistiques ne sont pas davantage colligées par l’agence Ometz (courage, en hébreu), mandatée par les instances dirigeantes de la communauté juive de Montréal pour accueillir et intégrer tout nouvel immigrant.
Cruciales premières années
Fondée en 1863, cette organisation est une oeuvre de bienfaisance qui offre soutien et encouragement aux individus et aux familles en proposant toute une gamme de services scolaires, d’emploi et d’immigration ainsi que des services sociaux. En 2008, Ometz, nouvelle version, est la fusion de trois agences : emploi juif de Montréal (JEM), services à la famille juive (JFS) et le service aux immigrants juifs (JIAS).
Forte de son expertise dans le domaine de l’emploi, des services sociaux et de l’immigration, cette agence offre ses services à quiconque faisant face, entre autres, à des difficultés d’apprentissage, une rupture familiale, un changement de carrière ou une nouvelle vie à Montréal. Indépendamment des services dispensés et de l’accompagnement offert par Ometz, les premières années d’établissement du nouvel immigrant juif de France, comme pour tout immigrant, sont déterminantes. Au cours des 12 à 24 mois suivant son arrivée, il cherche à assumer son rôle de « producteur » par l’occupation d’un emploi répondant à sa formation, ses qualifications et expériences professionnelles, et à se loger.
Durant cette période, il tente de comprendre ce nouvel environnement, ce nouveau milieu de vie avec ses codes sociaux, ses us et coutumes et façons de faire. Il s’agira d’adaptation par l’expérience des « essais-erreurs »; période correspondant au début d’un processus d’acculturation par lequel notre coreligionnaire soupèse ce qu’il est en mesure de délaisser de sa culture française (valeurs, représentations, codes sociaux, etc.) et les éléments qui seraient perçus (par lui ou les autres, à tort ou à raison) comme un « frein » à son intégration.
C’est au cours de cette même période que son projet d’établissement se voit remis en question et son retour en France ou un départ vers un nouvel ailleurs envisagé, s’il réalise que les efforts (attendus) pour s’intégrer lui semblent insurmontables et que, malgré les gestes posés et les concessions de tous ordres, ses aspirations, surtout professionnelles ou en lien avec son mode de vie, ne peuvent se concrétiser. Période cruciale d’incertitude et de remise en cause de son projet migratoire se traduisant par un fort sentiment d’échec, une désillusion et un désenchantement du Québec, de Montréal et/ou de la communauté juive, et par une idéalisation de la France, de sa modernité et de son « art de vivre ». Ici comme ailleurs, c’est au cours des 5 premières années d’installation, qu’entre 25 % et 30 % des nouveaux arrivants rentrent au pays ou migrent vers d’autres cieux.
Communauté en mutation
Compte tenu de sa démographie, la communauté juive de Montréal est aujourd’hui en décroissance voire en déclin. Évaluée à quelque 120 000 personnes au début des années 1980, elle en compte plus ou moins 90 000 aujourd’hui. Cette décroissance est due, entre autres, à un départ lent mais continu de ses forces vives (les 25-40 ans), principalement vers l’Ontario, les provinces de l’Ouest et les États-Unis, malgré les efforts déployés par la Fédération CJA et ses agences pour les retenir; à un taux de fécondité oscillant autour de 1,6-1,8, en deçà du taux de renouvellement (2,1 enfants par femme en âge de procréer) et au vieillissement de sa population.
Le défi que représentent l’attraction, l’intégration et la rétention de nouveaux immigrants se pose avec d’autant plus d’acuité que la communauté juive, à l’instar de Montréal qui affiche des soldes migratoires négatifs, est en compétition avec celles de Toronto et de Vancouver, pour accueillir et intégrer de nouveaux coreligionnaires. L’avenir de la communauté juive de Montréal dépendra de plus en plus de l’immigration et, « si la tendance se maintient » au cours des prochaines années, de celle des Juifs de France. C’est donc d’une vision à moyen-long terme et d’un énoncé de mission explicite en matière d’accueil, d’intégration et de rétention dont la communauté doit se doter, bien plus que d’un traitement « social » de ses immigrants, appréhendés comme autant de case load (nombre de cas).
En effet, dans quelle mesure Ometz, sans pour autant préjuger d’une incompréhension ou d’un manque de sensibilité à l’égard des immigrants juifs de France, une institution imprégnée depuis 153 ans d’une culture anglo-ashkénaze assimilationniste, est-elle à même de relever ce défi qui dépasse l’approche de l’assistance et du traitement « social » ? Depuis la fusion de 2008, cette institution a pour mandat de répondre, entre autres choses, aux besoins ponctuels et urgents des nouveaux immigrants, surtout des moins nantis, par la référence et l’accompagnement; mais est-elle adéquatement outillée pour répondre aux aspirations professionnelles, éducatives, culturelles et sociales d’immigrants de culture française et séfarade, jeunes (25-40 ans), hautement scolarisés et qualifiés ? Comment passer d’une approche fondée sur l’assistance, la référence et l’accompagnement, à une démarche faisant en sorte que ces nouveaux coreligionnaires deviennent des membres à part entière, se reconnaissant dans cette communauté et s’identifiant à elle ? Car c’est bien de cela dont il s’agit : faire que les Juifs de France deviennent des Juifs montréalais actifs au sein de celle-ci et qui, par leur identification, leur adhésion et leur implication, contribuent à son dynamisme. Le mode opératoire de la « gestion de l’immigration », tel que pratiqué par Ometz, a sans doute été adéquat par le passé, mais le serat-il encore au cours des prochaines années, compte tenu du profil de cette nouvelle immigration juive de France ?
La question mérite d’être posée. Si le « génie juif » se reconnait à sa capacité de se réinventer, il revient aux instances dirigeantes de la communauté juive de Montréal de faire montre d’inventivité pour repenser la dimension, les mesures et les modalités d’accueil, d’intégration et de rétention, en regard de ce nouveau bassin de futurs coreligionnaires. Ce ne peut être la mission d’une seule et même institution.
Maurice Chalom, Ph.D
Amis et fidèles lecteurs, à l’orée du Nouvel An,
laissez-moi vous souhaiter une année emplie
de santé, d’amour, de bonheur et de sérénité.