« LA SOCIÉTÉ ISRAÉLIENNE N’EST PAS AUSSI DÉSUNIE QU’ON LE PENSE »
ENTRETIEN AVEC ESHKOL NEVO PAR ELIAS LEVY

Eshkol Nevo
Avec quatre romans remarquables, Quatre maisons et un exil; Le cours du jeu est bouleversé; Neuland; Jours de miel, traduits en une vingtaine de langues – les versions françaises de ces livres ont été publiées par les Éditions Gallimard –, l’écrivain israélien Eshkol Nevo s’est imposé comme l’un des grands auteurs de sa génération, celle qui succède aux Amos Oz, Avraham B. Yehoshua, David Grossman. Né en 1971 à Jérusalem, ce brillant écrivain porte le prénom de famille de son grand-père maternel, Levy Eshkol, qui fut Premier ministre d’Israël de 1963 à 1969. Dans les romans d’Eshkol Nevo, des destins individuels croisent l’Histoire collective d’Israël. Des récits de vie passionnants racontés avec délicatesse, humour et perspicacité. Acclamé par la critique et le grand public en Israël et publié par les plus grands éditeurs dans le monde entier, Eshkol Nevo est considéré aujourd’hui comme l’une des voix les plus originales de la scène littéraire internationale. Son dernier cru littéraire , Jours de miel, est paru récemment aux Éditions Gallimard. Dans ce roman magnifique, Eshkol Nevo médite en filigrane, avec une maestria littéraire époustouflante, sur les différends politiques, sociaux et religieux qui lacèrent aujourd’hui la société israélienne. Un grand tour de force littéraire. Quand un riche Américain, Jeremiah Mendelstrum, décide de faire un legs à la Ville des Justes, en Galilée, afin que la municipalité y édifie un Mikvé – bain rituel – à la mémoire de son épouse décédée, il ne sait pas encore que ce don va chambarder profondément l’existence paisible des habitants russes, Juifs orthodoxes et arabes de cette bourgade multiethnique… Jours de miel est une radioscopie saisissante de la société israélienne. Eshkol Nevo vit près de Tel-Aviv avec sa femme, une Sabra – native d’Israël – sépharade d’origine marocaine, et leurs deux enfants. Rencontre avec un fervent ambassadeur de la fascinante littérature israélienne, traduite aujourd’hui en 72 langues.

Quatre maisons et un exil par Nevo Eshkol

Neuland par Nevo Eshkol

Jours de miel par Nevo Eshkol
Vous avez fondé une école d’écriture. Présentez-nous cette institution.
J’ai enseigné pendant quinze ans l’« écriture créative » –« creative writing » – à l’Académie des Beaux-Arts Bezalel de Jérusalem, à l’Université de Tel-Aviv et au Sapir College, établi près de Sderot. En 2014, j’ai cofondé avec une amie, la poétesse Orit Gidali, la première école israélienne d’« écriture créative », dénommée Sadnaothabait – expression hébraïque signifiant « les ateliers du jour » –, qui accueille chaque année quelque 300 élèves. Située en plein cœur du marché aux puces de Jaffa, cette école propose différents cours spécialisés : écriture journalistique, écriture journalistique sur Internet, écriture de chansons, écriture narrative autobiographique, écriture de fictions, écriture thérapeutique… Dix-sept personnes, dont moi et Orit, écrivains, éditeurs, scénaristes, journalistes, une chanteuse, une psychologue… animent les cours et les ateliers d’écriture offerts. Une trentaine d’étudiants ont déjà publié leurs écrits. Les livres de plusieurs d’entre eux ont obtenu de prestigieux prix littéraires et sont même devenus des best-sellers.
Quel est le profil de vos étudiants ?
Nous avons dans nos classes des représentants de toutes les « Tribus d’Israël » : des Juifs religieux, dont des orthodoxes; des laïcs; des Arabes, dont plusieurs femmes musulmanes portant le voile… Nos élèves proviennent de différents milieux culturels et horizons socioéconomiques.Les plus jeunes ont 21 ans, ils viennent de sortir de l’armée, le plus âgé a 80 ans. Les élèves débutent leurs cours avec des a priori mutuels, souvent tenaces, mais, au fur et à mesure qu’ils travaillent ensemble sur des projets d’écriture et échangent leurs idées, des préjugés qu’ils avaient au départ les unsenvers les autres s’estompent progressivement. Plusieurs élèves sont même devenus de bons amis. C’est ce que j’aime dans l’apprentissage des techniques d’écriture. Celui-ci permet de transcender les catégories sociales, qui sont très nombreuses en Israël.
Quand ces élèves issus des diverses couches de la société israélienne se retrouvent ensemble dans une classe de cours face à une feuille vierge de papier, ils sont tous au même niveau. Cela ne veut pas dire pour autant que les divergences de vues, souvent profondes, qui les divisent se soient estompées soudainement. Mais ces projets d’écriture permettent à des Israéliens aux antipodes les uns des autres de partager une expérience commune qu’ils n’auraient certainement pas pu vivre ailleurs.
Dans votre roman Quatre maisons et un exil, vous abordez frontalement la sulfureuse question palestinienne. Ce livre, qui a suscité une vive controverse lors de sa parution en Israël, vous a valu des critiques fulminantes.
Initialement, je n’avais pas prévu d’aborder dans ce roman ce sujet très épineux, et toujours tabou en Israël. Avant d’entamer l’écriture de Quatre maisons et un exil, j’ai effectué des recherches sur l’histoire de Maoz Sion, une localité située à mi-chemin entre Tel-Aviv et Jérusalem, où se déroule le récit de ce roman. Un jour, en déambulant dans cette bourgade, j’ai vu au loin les ruines de grandes maisons anciennes. Mon accompagnateur m’apprit que ces vestiges étaient les restes des demeures ayant appartenu à des familles palestiniennes qui furent contraintes de quitter sur-le-champ leur terroir natal en 1948, quand la première guerre israélo-arabe éclata. J’ai été abasourdi par cette révélation inopinée. Je me suis dit alors que je ne pouvais pas relater dans Quatre maisons et un exil l’histoire tumultueuse de dizaines de milliers de Juifs persécutés qui trouvèrent refuge dans l’État d’Israël naissant et ignorer complètement la tragédie que vécurent aussi plusieurs centaines de milliers de Palestiniens au lendemain de la concrétisation du rêve millénaire sioniste. Jusque-là, j’ignorais tout du récit historique de la Naqba, la « catastrophe » qu’a été pour les Palestiniens la création de l’État d’Israël. On n’a jamais enseigné aux écoliers et aux lycéens israéliens cette version très sombre de l’Histoire d’Israël. On nous a toujours raconté que lorsque la Guerre d’Indépendance d’Israël éclata en 1948, les habitants arabes se sont enfuis volontairement, répondant ainsi à l’appel lancé par les chefs d’États arabes qui étaient résolus à annihiler en quelques jours l’État juif embryonnaire. Ce récit trop simpliste a été mis en charpie par les « nouveaux historiens » israéliens – la majorité de ces historiens ont aujourd’hui des cheveux très grisonnants ! – qui ont démontré, en s’appuyant sur des archives militaires inédites, que la réalité sur le terrain fut tout autre. J’ai décidé de recueillir les témoignages des Palestiniens qui ont vécu la Guerre de 1948 toujours en vie, âgés aujourd’hui de 70 ou 80 ans.
Ces témoignages de Palestiniens ont sensiblement modifié la perception que vous aviez jusque-là du conflit israélo-arabe ?
Ce furent des rencontres éprouvantes et très tendues. J’ai compris en écoutant ces témoignages fort poignants la profondeur de la douleur qu’éprouvent les Palestiniens. J’ai pris alors conscience du grand dilemme historique et psychologique auquel les Israéliens sont confrontés aujourd’hui : accepter le récit historique palestinien, dont l’un des principaux corollaires est le « droit au retour » des Palestiniens sur la terre où a été édifié l’État hébreu, c’est hypothéquer l’avenir d’Israël en tant que nation du peuple juif. La grande majorité des Israéliens n’accepteront jamais que des milliers de descendants des Palestiniens forcés à l’exil en 1948 retournent en Israël, car cela signifierait bel et bien la fin du rêve sioniste. Force est de rappeler que toutes les nations, les États-Unis d’Amérique, la France, l’Allemagne, la Russie, la Pologne… ont été bâties en expulsant des territoires qu’elles ont conquis pendant des guerres des minorités qui y vivaient depuis des lustres.
Pourquoi le récit historique national d’Israël devrait-il être plus vierge que celui des autres nations ? Relater dans Quatre maisons et un exil la tragédie palestinienne, en me basant sur les témoignages clés de Palestiniens ayant vécu ce drame de l’Histoire de la fondation de l’État d’Israël, a été un travail d’écriture très ardu.
Beaucoup de jeunes Israéliens ont découvert aussi le drame palestinien en lisant votre roman.
Oui. Quatre maisons et un exil est étudié dans les lycées. C’est tout à l’honneur de cette vigoureuse démocratie qu’est Israël, surtout lorsqu’on sait que le ministère de l’Éducation, qui a donné son aval à l’incorporation de ce livre fort controversé dans le cursus des études littéraires des étudiants israéliens du niveau secondaire, est dirigé aujourd’hui par des apparatchiks de droite. Je suis très fier que les étudiants israéliens découvrent grâce à la lecture de ce roman l’autre version, plus sombre, qu’on ne leur a jamais enseignée, de l’Histoire du conflit israélo-palestinien.
Quel regard portez-vous sur l’Israël d’aujourd’hui ?
La société israélienne a beaucoup changé depuis l’été 2011, quand une énorme révolte sociale révulsa tout le pays 1. Ce mouvement social a rapproché des Israéliens toutes générations confondues, issus de toutes les couches de la société, qui se battent pour la même cause : bâtir un Israël plus égalitaire. Une révolution silencieuse est aussi en cours dans le monde juif orthodoxe.
Des jeunes hommes et jeunes femmes orthodoxes ne craignent plus de remettre en question l’hégémonie tyrannique exercée par les Rabbins orthodoxes depuis la création de l’État d’Israël. Aujourd’hui, dans le monde juif orthodoxe israélien, les jeunes sont moins effrayés que leurs aînés par la société laïque. De nombreux jeunes juifs orthodoxes ont lu Jours de miel, un livre que des Rabbins ultra-orthodoxes ont fustigé avec véhémence alors qu’ils n’ont même pas pris la peine de lire une seule ligne de ce roman. Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes laïcs israéliens, désireux de découvrir d’une manière plus exhaustive leurs racines identitaires, lisent la Bible et étudient des textes sacrés de la tradition juive. Il y a à peine dix ans, cela aurait été impensable. À cette époque, les jeunes qui se définissaient comme laïcs exécraient la Bible et les religieux.
La société israélienne d’aujourd’hui est beaucoup moins fragmentée qu’on ne le pense. De nouveaux ponts sont bâtis chaque jour entre des groupes qui s’ignoraient complètement il y a encore quelques années, notamment entre les orthodoxes et les séculiers.
Quel est le plus grand défi auquel Israël fait face aujourd’hui ?
Le problème le plus dramatique auquel Israël a toujours été confronté est les relations entre Juifs et Arabes. L’actuel Premier ministre d’Israël, Benyamin Netanyahou, a commis une immense bourde lors des dernières élections générales lorsqu’il a déclaré sans ambages que la minorité arabe constitue une réelle menace pour l’avenir de l’État d’Israël qui, à ses yeux, doit être exclusivement juif. En tenant des propos aussi offensants et injustes à l’endroit des Arabes israéliens, il a contribué à renforcer le stéréotype ayant pignon sur rue dans la communauté juive israélienne voulant que les Arabes constituent une « cinquième colonne » très pernicieuse. S’il est vrai qu’il y a des villes israéliennes où les tensions entre Juifs et Arabes sont très palpables,il est vrai aussi que dans plusieurs régions du pays les deux communautés cohabitent harmonieusement depuis longtemps. C’est le cas en Galilée, où le modèle de coexistence entre Juifs et Arabes s’est avéré fructueux depuis la création d’Israël, il y a 68 ans.
Dans votre roman-fleuve Neuland, le rêve sioniste a changé de lieu. Ce n’est plus la vallée de Jezréel ni les collines dorées de Jérusalem, mais l’Altiplano et le lac Titicaca qui attirent les exilés de Sion. Les chamans et leurs plantes hallucinogènes ont remplacé les « hommes nouveaux », le Kibboutz et les figures bibliques. On a qualifié ce roman de « réquisitoire anti-israélien ». Cette critique cinglante vous a-t-elle offusqué ?
Lors de sa parution en hébreu en 2012, Neuland, suscita un débat houleux en Israël. Bon nombre de mes lecteurs m’ont reproché d’avoir écrit un roman antisioniste vitriolique. J’ai essayé de leur expliquer, souvent en vain, qu’il s’agit, au contraire, de mon livre le plus sioniste. Pour moi, être sioniste ou pro-Israël, ce n’est certainement pas être pro-Netanyahou. Neuland est une œuvre de fiction qui regorge d’amour pour Israël. Ce roman est une ode sincère à l’aventure nationale la plus exaltante du XXe siècle: le Sionisme. Neuland est une métaphore sur les options nationales qui sont proposées aujourd’hui aux Israéliens: un nationalisme de plus en plus ethnocentrique et exclusionniste ou un nationalisme inclusif et tolérant. Il est indéniable que l’Israël de la deuxième décade du XXIe siècle est aux antipodes de l’Israël rêvé par l’architecte du Sionisme, Theodor Herzl. Mais, en dépit des menaces lancinantes quotidiennes qui pèsent sur les Israéliens, Israël est parvenu à demeurer une démocratie coriace et exemplaire, sauf en période de guerre. Une démocratie en guerre est toujours encline à se métamorphoser en une pseudo-démocratie car, quand le pays est attaqué, ses citoyens sont très réfractaires à critiquer leurs gouvernants pour ne pas fournir de « nouvelles munitions » aux ennemis qui l’assaillent. C’est le prix qu’une démocratie doit payer en temps de guerre.
Êtes-vous optimiste ou pessimiste quant à l’avenir d’Israël ?
Tous les Israéliens devraient être très fiers des réalisations extraordinaires qu’Israël a accomplies en l’espace de 68 ans sur les plans économique, social, scientifique, technologique… Malgré ses ombres, ses faiblesses, ses échecs et ses conflits internes, Israël est aujourd’hui une démocratie vibrante et une nation très performante dans deux créneaux fondamentaux du XXIe siècle : l’Économie du savoir et la Haute technologie. Cependant, je fais partie de ceux qui croient résolument qu’une démocratie est toujours perfectible. Nous devons continuer à nous battre pour qu’Israël soit un pays plus juste et plus égalitaire pour tous ses citoyens. C’est un combat ardu et de longue haleine. En ce qui a trait à l’avenir d’Israël, je ne suis pas aussi pessimiste que mes confrères écrivains Amos Oz ou Avraham B. Yehoshua. Il est vrai que je suis plus jeune que ces derniers. Je ne partage pas du tout leur pessimisme et leur sentiment de désespoir.
Je suis convaincu que des hommes épris de paix, et déterminés à surmonter des défis titanesques, peuvent changer positivement une société, et aussi le cours de l’Histoire de leur pays. Il ne faut jamais capituler. L’une des figures de proue de la droite nationaliste israélienne, feu Menachem Begin, est demeuré pendant trois décennies dans l’opposition avant d’être élu, en 1977, Premier ministre d’Israël.
Aujourd’hui, Israël est un laboratoire humain, social et économique bouillonnant et hypercréatif. Je ne pourrais vivre nulle part ailleurs. La langue hébraïque est mon adrénaline quotidienne. Je continuerai à me battre fougueusement pour forger un Israël qui n’abandonnera jamais ses citoyens les plus démunis ou discriminés. Est-ce une utopie ? Non, c’est un rêve, certes très ambitieux, mais réalisable.
Notes:
- Connue sous le nom de « la révolte des tentes » (ndr) ↩