Rencontre du monde ashkénaze et sépharade au travers de l’Éthique juive
Entretien avec Georges-Elia Sarfati par Sonia Sarah Lipsyc
Georges-Elia Sarfati est philosophe, linguiste, et logothérapeute. Il partage sa vie entre Paris et Jérusalem. Il est l’auteur d’une œuvre féconde qui compte autant des essais, des traductions que des poésies 1.
Georges-Elia Sarfati, et si nous commencions par l’une de vos récentes compétences : logothérapeute? Cette thérapie fondée par Victor Frankl, ce psychiatre juif rescapé de Theresienstadt et d’Auschwitz et qui a mis la recherche d’un sens spirituel au centre de toute démarche de guérison?
Ma lecture de Viktor Frankl (1905-1997) remonte au début des années 1980, à Jérusalem. Il faut rappeler que pour ce médecin qui est aussi philosophe, critique de la psychanalyse historique, la quête du sens – c’est-à-dire d’une raison de vivre – constitue la motivation humaine la plus fondamentale. C’est ce postulat qui fonde l’analyse existentielle et la logothérapie (thérapie centrée sur le sens). J’avais pris connaissance de son témoignage de déportation, dans sa version américaine (Man’s search for meaning), et cela m’avait confirmé dans mon intuition, selon laquelle la définition d’un projet de vie fécond est à la fois la condition de la bonne santé et une source d’accomplissement. Alors que je recevais les premiers enseignements de pensée juive, avec Emmanuel Lévinas à Paris, André Néher, le rabbin Léon Askénazi, Daniel Epstein, à Jérusalem, je retrouvai indirectement dans cette lecture l’idée que la Torah est « source de vie ». Plusieurs décennies se sont passées, lorsque dans le contexte des attentats qui ont ensanglanté Tel-Aviv dans les années 1990 – époque dont j’ai personnellement souffert- j’ai « redécouvert » Frankl. Après le versant philosophique, j’accédai à la dimension thérapeutique de sa pensée. Conscient qu’il était absurdement méconnu dans le monde francophone, j’ai décidé de traduire certains de ses textes importants. Les choses se sont enchaînées : après une psychanalyse, je me suis formé en analyse existentielle et à la logothérapie, puis j’ai fondé l’École française d’analyse existentielle, avec l’agrément et l’accréditation scientifique de l’Institut V. Frankl de Vienne. Enfin, avec certains de mes élèves, eux-mêmes thérapeutes, j’ai ouvert à Paris la Clinique du sens. Je considère comme Frankl que la plupart des souffrances humaines ne sont pas liées à des pathologies, mais à des problèmes existentiels. Je me suis assigné d’institutionnaliser la thérapie centrée sur le sens au meilleur niveau : par sa traduction 2, par sa transmission, son développement clinique dans l’espace social, son ancrage à l’université (Faculté de médecine, Paris V), et le contexte hospitalier (Groupes de parole en oncologie, à l’Hôpital Hartmann). Nous sommes au début. Et tout cela a d’autant plus d’importance que nous vivons une époque pauvre, où la demande d’analyse se définit le plus souvent comme une demande de sens.
Vous venez de traduire de l’hébreu, les grands textes du mouvement du Moussar (Ethique juive) : Ohr Israel/La Lumière d’Israël de Rabbi Salanter et Rabbi Blazer, en faisant précéder ces publications d’une véritable somme : La tradition éthique du judaisme, tous parus chez Berg International. Qu’est-ce qui vous a incité à consacrer déjà trois ouvrages à ce sujet?
J’ai souhaité remonter aux sources spirituelles de la pensée d’Emmanuel Lévinas, en montrant l’importance du Mouvement du Moussar, entendu comme « discipline pratique » : à la fois psychothérapie (soin de l’âme) et psychagogie (éducation de l’âme). Donner accès aux textes séminaux du dernier grand mouvement spirituel du judaïsme m’est apparu avec l’urgence d’une entreprise salutaire. Rabbi Salanter (1810-1883) a eu une vie itinérante, son œuvre – à de rares exceptions, comme l’Epître sur le Moussar, parue en 1858- est avant tout épistolaire, puisqu’il s’agit pour l’essentiel de lettres à ses disciples. C’est à Rabbi Blazer (1837-1907) que l’on doit la publication en 1900 du volume d’Ohr Israel, rassemblant les écrits de son maître, dont lui-même hérite en ligne directe, et dont il systématise, avec un grand talent didactique, les enseignements. Préalablement, j’ai souhaité restituer dans une étude transversale les principales étapes et les principaux aspects de la pensée morale d’Israël, chose qui n’avait jamais été faite en français. J’espère ainsi avoir rétabli un chaînon manquant, restauré une cohérence singulièrement absente de la bibliothèque contemporaine. L’école du Moussar repose tout entière sur le personnalisme de la Bible, le primat de la relation à autrui, l’exigence d’une transmission sensée, véritable éducation de l’humanité de l’être humain. À cela s’ajoute l’universalité et l’ouverture culturelle des maîtres de cette tradition, qui inclut les femmes aussi bien que les hommes, par le dialogue, le souci d’autrui et le perfectionnement de soi.
Vous citez sur ce thème de nombreux maitres sépharades du 10e au 13e siècle comme les rabbins Ibn Gabirol, Ibn Paqda, Ramban, Yona pour n’en citer que quelques-uns. Quel a été ou est l’apport de la tradition sépharade à ce sujet?
La tradition sépharade est première, puisqu’elle prend la suite immédiate de la tradition orientale des Gueonim, les Princes de l’Exil, dès après la période babylonienne, à partir du 10e siècle : l’Afrique du Nord, l’Espagne, puis l’Empire Ottoman, tandis que se développe, à partir du 12e siècle l’École rhénane des
Hassidei Ashkénazes, fondée sur la Cabbale provençale. Au-delà des textes fondateurs, qui sont ceux du corpus rabbinique (Tanakh ou Bible hébraique, Talmud), le programme éducatif du Moussar se trouve en toutes lettres dans le Sefer emounot vé déot de Saadia Gaon (882-942). C’est d’une certaine manière Salomon Ibn Gabirol (1021-1058) qui fixe le canon du Moussar avec son traité d’éthique : Sefer tikun middot hanefech/Le livre du perfectionnement des qualités de l’âme, bientôt suivi de Bahya Ibn Paquda (11e siècle): Hovot halevavot/Les devoirs du cœur, de Maimonide (1135-1204) : Chemonah perakim/ Les huits chapitres, Nahmanide (1194-1270) : Iggeret hamoussar/Épître sur le moussar. Cette inspiration liminaire se retrouve et connaît une véritable efflorescence avec les penseurs de Safed, au 16e siècle, autour de Rabbi Joseph Caro (1498-1575) et de Rabbi Itrak Louria Askénazi (1534-1570), jusqu’à Rabbi Haim Joseph David Azoulay (1724-1807) et Rabbi E. Papo (1785-1828). En majorité, tous ces maîtres sont d’ascendance espagnole. Lorsque le Mouvement du Moussar s’épanouit, en Lituanie au milieu du 19è siècle, dans le sillage de l’enseignement de Haïm de Volozhyne (1749 -1821), le principe d’un moussar individuel cède le pas à la grande synthèse de Rabbi Salanter, qui constitue une double réplique, au versant assimilationniste de la Haskala (Ère des lumières dans le judaisme ndr) et aux effusions du Hassidisme. Mais c’est une pensée très intégratrice, véritable creuset de toutes les sensibilités du judaïsme : Rabbi Salanter fait réimprimer le traité d’Ibn Gabirol, en même temps que le Sefer Hechbon hanefech de Rabbi Menahem Mendel Levin de Satanov (1749–1826), acquis aux idées des Lumières.
Linguiste, vous avez enseigné cette discipline à l’Université, en Israël et en France, et écrit des ouvrages de référence en la matière avant de décider à l’âge de 50 ans de devenir rabbin en suivant votre formation à Jérusalem. Une vocation tardive?
Afin de garder toute ma liberté de pensée, je n’ai pas souhaité occuper de responsabilité communautaire, mais c’est par exigence spirituelle et intellectuelle que j’ai accompli sur le tard un projet qui me portait déjà dans ma prime jeunesse. Le choix initial de la linguistique et de la philosophie témoigne de ma volonté de définir une perspective critique, pour penser la condition humaine et la condition juive, en tant que centre névralgique de l’humain, dans une époque de désymbolisation. Les deux versants de ce même questionnement sont pour la première fois au travail dans mon livre Discours ordinaire et identités juives (Ed. Berg 1999). Il ne faut négliger aucun niveau d’étude, et réaffirmer le narratif hébraïque.
Vous avez fondé l’Université populaire de Jérusalem que vous dirigez. Quelle est l’orientation de ce lieu d’études francophones?
L’initiative constitue une réplique éducative aux ravages de la désinformation d’un côté, et de la méconnaissance entretenue par l’enseignement public de l’autre, s’agissant des sources spirituelles et culturelles du judaïsme. La devise tient à deux actes pédagogiques : informer/réinformer. Il s’agit en somme d’enseigner Israël, au double sens de l’expression : enseigner ce qu’il en est du sens d’Israël, au public non-juif, perplexe et curieux d’apprendre, enseigner au peuple juif ce qu’il tend aussi à méconnaître. L’Université populaire de Jérusalem, qui a reçu l’appui de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, ne se substitue ni aux institutions académiques, ni aux lieux d’étude traditionnels, c’est un dispositif qui se fonde sur le principe d’une pédagogie active, dont les contenus de prédilection concernent l’histoire d’Israël (antique, classique, moderne), l’histoire du sionisme (ce qui implique la transmission de sa diversité philosophique), ainsi que l’initiation au corpus rabbinique (Tanakh, Midrach, Talmud). L’analyse des enjeux du nouvel antisémistisme, de son inscription dans l’archive judéophobe fait partie intégrante des enseignements, qui se déroulent sous forme de séminaire. L’UPJ s’adresse à tous les publics, en priorité aux jeunes adultes, mais aussi aux adultes soucieux de se donner les moyens d’une réflexion plus approfondie sur la condition juive actuelle.
Vous comptez parmi les intellectuels autour de Shmuel Trigano qui ont depuis des années alerté sur la montée de l’antisémitisme en France. Quelles en sont, selon vous, les causes?
J’ai en effet compté au nombre des premiers intellectuels — avec Raphaël Drai, S. Trigano, A. Finkielkraut, P.-A. Taguieff — à alerter sur l’imminence des nouveaux dangers, en qualifiant l’émergence du nouvel antisémitisme. C’est aujourd’hui un truisme, une évidence mais il fallait alors apporter la démonstration que l’antisionisme est le prête-nom actuel de la haine métaphysique d’Israël. C’est un phénomène idéologique plurifactoriel : y entre d’abord l’incompréhension du principe sioniste, puisque pour le sens commun l’identité juive est une identité religieuse, ce qui implique que l’idée d’un État juif est une antinomie. Ensuite, l’idéologie postmoderne, arquée sur un universalisme indifférientialiste, hostile à toute souveraineté qui n’aspirerait pas à se fondre dans une universalité abstraite. Enfin, la collusion au sein de la vieille Europe, de l’idéologie pro-palestinienne et du bloc rouge-brun-vert. C’est incontestablement l’exploitation médiatique, politique, militante du conflit du Proche-Orient qui, depuis la Guerre des Six jours, a servi de cheval de Troie à l’essor du nouvel antisémitisme. Un demi-siècle de conditionnement univoque de l’opinion, a semé les germes de violence que nous récoltons.
Je me souviens d’un ouvrage très instructif que vous aviez signé sur l’antisionisme 3 dans lequel vous avanciez la thèse que le fondement de cette position était indubitablement antisémite. Comment fondiez-vous votre thèse?
Entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, j’ai beaucoup travaillé avec Léon Poliakov, le grand historien de l’antisémitisme. C’est à sa véritable « contre-histoire de l’Occident » que je dois ma compréhension très précise des mécanismes de ce que Léon Pinsker (1821-1891) a appelé la « judéophobie ». J’étais donc très bien préparé à situer et à analyser l’émergence de l’antisionisme, au regard d’une temporalité historique longue. C’est ainsi que j’ai établi que la judéophobie articule trois modalités de la haine et de la criminalisation des Juifs et du judaïsme : la modalité théologique, déjà présente dans l’antiquité païenne, mais durablement étayée par l’antijudaïsme chrétien (marqué par ce que Jules Isaac a qualifié d’« enseignement du mépris »), la modalité politico-culturelle, élaborée par l’antisémitisme, avec des mutations significatives –depuis l’Affaire Dreyfus jusqu’au racisme biologique nazi-, enfin la modalité pseudo-progressiste, formulée par l’antisionisme contemporain. J’ai ainsi montré que les postulations et la rhétorique antisionistes s’enracinent dans l’archive judéophobe. Le postulat consiste à dire que l’État d’Israël est une entité malfaisante; naguère la diabolisation portait sur le Judaïsme (la synagogue, repaire du Diable), puis sur les Juifs (ligués contre la civilisation sous les figures du traître, de l’apatride, du profiteur, etc.). Il existe des matrices thématiques, recyclables, au gré des conjonctures et des motifs historiques, ce dont témoigne le faux des Protocoles des Sages de Sion, dont j’ai donné la première analyse en 1992. Ajoutons enfin que l’antisionisme présente les mêmes mécanismes sociologiques que l’antisémitisme et l’antijudaïsme : des formes de propagande, des communautés idéologiques, des groupes politiques, une littérature, un activisme ciblé, un prosélytisme et la tendance à façonner des tics intellectuels et des stéréotypes péjoratifs. Au même titre que l’appellatif « juif » autrefois, le mot « sioniste » est devenu une invective.
Vous êtes né en Tunisie, vous avez suivi vos études en France. Pourriez-vous mettre en évidence la part de votre héritage sépharade dans votre cheminement?
Cet héritage se ramène surtout à ma forme de fidélité au Judaïsme – judaïsme fraternel – à la fois lucide et ouvert aux autres spiritualités. Cela va de pair avec une sensibilité et un imaginaire, marqués par la Méditerranée, une manière d’être présent au monde. C’est mon limon, dont témoignent dans l’œuvre écrite mes livres de poésie, comme L’Heure Liguée ou Tessiture. C’est ma part inaliénable d’enfance.
Sonia Sarah Lipsyc
Notes:
- Voir son site: https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges-Elia_Sarfati ↩
- Nos raisons de vivre. À l’école du sens de la vie, Paris, InterEditions, 2009; Le Dieu inconscient. Psychothérapie et religion, Paris, InterEditions, 2012; Ce qui ne figure pas dans mes livres, Paris, InterEditions, 2014. ↩
- L’antisionisme. Israël/Palestine aux miroirs d’Occident, Paris, Berg International, 2003. ↩