Le nouvel État juif de Shmuel Trigano – Repenser la souveraineté d’Israël
Philosophe, sociologue, auteur d’une vingtaines d’ouvrages sur la pensée et le monde hébraïques, notamment sépharade, Shmuel Trigano a récemment publié un livre fondamental sur le sionisme et, plus largement, sur le destin du peuple juif : Le nouvel État juif, Paris, Berg International, 2015. Dans la continuité prophétique de Theodor Herzl, l’essayiste livre ici une réflexion particulièrement riche sur la souveraineté juive, tout en mettant au jour les lacunes du sionisme et du post-sionisme. Il s’attache également à définir les enjeux politiques et culturels auxquels l’État d’Israël doit impérativement faire face à l’aube du 21e siècle. La journaliste Esther Brenfedj nous propose ci-dessous une recension de cet ouvrage.
Sionisme et post-sionisme
Nous le savons, le sionisme est né en Europe, au cours de la seconde moitié du 19e siècle, au moment où l’émancipation permettait aux Juifs d’acquérir des droits similaires aux peuples qui les accueillaient. C’est en 1896 que le journaliste Theodor Herzl publia L’État juif, ouvrage fondateur du sionisme politique. Marqué par l’état d’esprit anti-juif – affiché et diffus – des Viennois et par la dégradation du capitaine Dreyfus, Herzl pensait que la création d’un État juif était la panacée à ce que le journaliste allemand, Wilhelm Marr, avait nommé l’antisémitisme. Le constat était effectivement sans appel : l’émancipation des Juifs n’avait pas suffi à endiguer la haine dont ils restaient la cible perpétuelle. Un demi-siècle plus tard, en 1948, l’État hébreu voyait le jour.
Selon Trigano, entre « peuple juif » et « nation israélienne », il existe une disparité. Difficilement perceptible, mais réellement présente, cette disparité est l’une des causes de la naissance du courant idéologique post-sioniste, qui conteste, entre autres, la légitimité d’un État juif. Né au sein des élites universitaires israéliennes, le post-sionisme a théorisé de nombreuses accusations à l’encontre d’Israël et fourni au courant antisioniste toute sa légitimité puisque ce dernier s’en inspirait. Parmi les grandes figures de ce courant, citons Ilan Pappé, Avi Shlaïm et Shlomo Sand.
Approfondissant son analyse, l’auteur explique que la rupture entre le peuple juif et la nation israélienne est la conséquence d’une souveraineté inachevée. En effet, si la souveraineté politique « s’est vue restaurée sous la forme d’une nation israélienne dans le sillage de la logique de l’émancipation, le peuple juif, lui, est resté remisé dans les caves de l’histoire auxquelles l’émancipation l’avait condamné ». En intégrant finalement dans le retour à Sion « la logique de l’émancipation, le sionisme, tout en restaurant la condition collective objective des Juifs, ne redonnait pas sa place au peuple juif si ce n’est sous la forme d’une nation israélienne. » De la même façon, remarque-t-il, qu’en devenant Français ou Allemands, les Juifs étaient devenus des Israélites, les Juifs sont devenus Israéliens : « des nationaux comme les autres, une modalité spécifique d’une condition générale ». Tandis que le sionisme politique a permis au peuple juif d’acquérir une indispensable souveraineté politique, sa « souveraineté symbolique » – celle qui découle de sa longue histoire et qui octroie à ce peuple toute sa légitimité sur son territoire – est restée, pour sa part, en deshérence. Autrement dit, les Juifs n’arrivant pas à se percevoir comme un peuple, a fortiori peuple juif, la souveraineté politique d’Israël a été coupée de son fondement historique.
Réconcilier les Juifs avec leur histoire millénaire
Un question se pose alors : comment réconcilier les Juifs avec leur histoire? Cet enjeu primordial, qui incombe tant aux universitaires qu’aux politiques, nécessite la modification du discours victimaire et tronqué, entourant la souveraineté de l’État d’Israël.
Aujourd’hui, il est effectivement courant d’avoir recours à la mémoire de la Shoah pour poser en fondement légitime et acceptable l’existence juive en Israël. Ce discours fallacieux est au cœur de la tentative de toucher au principe même de la souveraineté israélienne. Affirmer que la Shoah est à l’origine de la naissance de l’État juif conduit à justifier son existence de manière exclusivement victimaire et dans une dépendance morale de l’Occident, faisant table rase de l’histoire qui l’a précédé : « comme le fondement victimaire équivaut à une négation du fondement historique, (…) la légitimité métapolitique se retrouve du côté de la Palestine inventée. » En sacralisant la mémoire de la Shoah, on a ainsi dévié du projet de Herzl, qui consistait alors à répondre à l’antisémitisme par la voie politique c’est-à-dire à faire des Juifs des acteurs volontaires, non des victimes du cours de l’histoire. Ce mécanisme idéologique s’inscrit, dès lors, à l’opposé de la liberté promise par l’établissement de cet État.
Dans cette logique, note Trigano, un lien trompeur s’est créé entre mémoire de l’Holocauste, État d’Israël et drame palestinien (ce dernier s’étant cristallisé dans le mythe antithétique de la Shoah à savoir la Nakba, traduction du terme Shoah signifiant la catastrophe). L’invention du mythe de la Nakba comme étant une « extermination subie » – ce qui est mensonger car les Israéliens n’ont pas exterminé les Arabes de Palestine – est en réalité vouée à masquer l’échec d’une entreprise belliqueuse et guerrière : la volonté arabe d’anéantir Israel, État nouveau-né, en déclenchant la guerre en mai 1948. La manipulation arabe consiste, en fin de compte, à maquiller en « génocide » leur défaite militaire et à transformer Israel en paria sur la scène internationale.
De la souveraineté symbolique à la souveraineté politique d’Israël
L’État d’Israël des temps modernes est en retrait par rapport à ce que Shmuel Trigano appelle « l’Israël éternel ». Cependant, c’est bel et bien « l’éternité d’Israël », selon l’expression biblique, qui inscrit le peuple juif comme la nation israélienne dans une continuité historique et symbolique, tant sur le plan du peuple, de la légitimité souveraine, de la langue, de la culture et du lien à la terre. De la particularité de cet Israël des temps bibliques émane la légitimité intrinsèque de l’État juif. Pourtant, cette singularité n’est plus tout à fait assumée par bon nombre d’Israéliens dont l’aspiration se résume à une volonté de se conformer aux autres nations démocratiques.
En se détachant de la sorte de leur souveraineté symbolique, les Israéliens – comme jadis les Israélites qui s’identifiaient à leurs concitoyens pour être acceptés dans leurs nations d’accueil – ne comprennent que difficilement les raisons de leur bannissement de la communauté internationale. Alors qu’ils se perçoivent comme « normaux », leurs ennemis, animés par une jalousie concurrentielle, perçoivent la singularité de l’Israël éternel, analyse Trigano, ce qui atteste précisément de leur particularisme.
La mise à l’écart de la souveraineté symbolique par différentes élites juives (universitaires et politiques) est aussi la cause d’une certaine confusion : la méprise entre délégitimation et délégalisation de l’État hébreu. Cette méprise témoigne de l’urgence de concilier souveraineté symbolique et souveraineté politique. Car ce n’est pas de délégitimation dont souffre, aujourd’hui, Israël. En réalité, la nation juive est la cible d’une tentative de délégalisation, par le recours aux organisations internationales et au boycott, visant à l’exclure du concert des nations.
En effet, l’antisionisme ne peut délégitimer que celui qui ne se sent pas légitime dans ses fondements et agit comme si la légitimité dépendait de sa légalité. C’est pourquoi, ceux qui défendent l’idée que l’État d’Israël tire sa légitimité de la résolution 181 de l’ONU, négligent le fait qu’un peuple qui existe depuis des millénaires et qui a fait don à l’humanité de la Bible n’a pas besoin d’un accord international pour être entièrement légitime – ce qui n’exclut pas le fait qu’il aspire à la légalisation.
Incontestablement, il devient nécessaire de repenser la souveraineté symbolique d’Israël afin de redonner ses lettres de noblesse à la souveraineté étatique. C’est pourquoi, préconise Trigano, une nouvelle ère du sionisme doit se faire jour. En ce sens, cet essai est une œuvre d’espérance qui marquera l’histoire de la philosophie et de la pensée politique juive.
Esther Benfredj,
journaliste indépendante, auteure de Ismaël contre Israël : le conflit israélo-arabe depuis ses origines, Éditions Québec/Amérique, Montréal, 2015