L’orientalisme malgré tout
Le passage suivant, sur quelques aspects de la littérature sépharade israélienne, est extrait de l’article de Cyril Aslanov, « La séduction de la renonciation au passé », mis en ligne sur le site La vie des idées 1, 31.05.2011. Vous y retrouverez l’ensemble de l’article ainsi que l’intégralité des notes et références. Merci à l’auteur de nous avoir autorisé à le reproduire pour le LVS avec quelques notes de la rédaction sous le sigle ndr.
Si la littérature israélienne réussit à être perçue comme l’expression de l’identité orientale du pays, c’est en partie grâce aux grandes sagas sépharades 2. (…) Conscient de l’attrait exercé par les thèmes orientalistes, Abraham B. Yehoshua semble avoir infléchi sa création dans ce sens. Cette évolution qui témoigne de l’impact de la réception des œuvres sur l’écriture des romans ultérieurs est très sensible à partir de L’Amant, paru en 1977 et plus encore avec Molcho dans L’Année des cinq saisons publiée dix ans plus tard. Dans ces deux romans, on voit un personnage sépharade évoluer dans le mainstream de la société israélienne. L’identité sépharade fut encore plus affirmée dans la saga Monsieur Mani (1990) (…). Sept ans plus tard, le Voyage au bout du millénaire réaffirmait l’intérêt de Yehoshua pour le contraste entre l’identité sépharade et l’ashkénazité. La remontée dans le temps jusqu’à l’an 997 lui permit de renverser la perception de la séphardité : cessant d’être une marque de particularisme minoritaire par rapport à la majorité ashkénaze du monde juif ou de la société israélienne, la séphardité des alentours de l’an mil y apparaît comme la norme par rapport à laquelle les Ashkénazes ne constituent qu’une minorité aberrante à l’avenir incertain.
Ce recentrement sur la séphardité peut s’interpréter de deux façons.
Du point de vue israélien, il équivaut à l’affirmation identitaire d’un écrivain sépharade intégré au mainstream de la littérature israélienne, essentiellement composé d’écrivains d’origine ashkénaze. Certes la question de la séphardité d’A.B. Yehoshua est complexe et donne parfois lieu à des affirmations contradictoires. Aux yeux de Gila Ramras-Rauch, A.B Yehoshua ne se serait jamais identifié avec les Sépharades d’Israël, même si son origine effectivement sépharade a sans doute influencé sa perception de la réalité arabe.
Même lorsque les auteurs sont ashkénazes, le fait même qu’ils évoquent des réalités levantines les nimbe d’une aura d’orientalisme. Ainsi les descriptions de Jérusalem à l’époque du Mandat britannique dans les œuvres d’Amos Oz et de David Shahar plongent le lecteur dans une atmosphère d’autant plus fascinante que le recul chronologique se double d’une distance géographique. Il se produit donc une étrange démultiplication de l’onde de choc orientaliste. Que l’auteur soit un ashkénaze bon teint comme Amos Oz, un Ashkénaze levantinisé provenant d’une famille installée en Palestine depuis des générations comme David Shahar ou un Sépharade occidentalisé comme A.B. Yehoshua, leur intérêt pour la spécificité orientale d’Israël révèle l’essence profonde de la littérature hébraïque moderne et, plus généralement, de la culture israélienne. Bien que les origines de cette littérature et de cette culture soient est-européennes (la Haskalah 3 d’Europe orientale), elle s’est réinventé une identité orientale d’emprunt en tentant de se recentrer versles mythes de l’Orient antique 4 et plus généralement de se redéfinir par rapport à l’héritage ancestral de la civilisation biblique.
En somme, la littérature israélienne est partagée entre une réceptivité à son environnement immédiat moyen-oriental et l’attrait pour un ailleurs constitué paradoxalement par l’Europe, le berceau originel de la plupart des gens de lettres israéliens. Or les auteurs israéliens fascinés par l’Europe intéressent moins le public occidental que les écrivains qui laissent transparaître la réalité orientale dans leurs écrits. Certes cette affirmation souffre quelques exceptions. Ainsi, David Grossman situe une grande partie de son roman Voir ci-dessus : amour à Danzig lorsqu’il se lance dans une affabulation autour de la vie et de la mort de Bruno Schulz 5 en Pologne occupée. Mais cet intérêt pour l’Europe est largement dû à l’évocation de la Shoah. Et les digressions de David Shahar sur le voyage de Gabriel Shoshan en Bretagne dans Un été rue des prophètes, ou sur la maison natale de Jean Calvin à Noyon sont surtout la manifestation d’une volonté d’imiter le modèle proustien en le transposant dans l’atmosphère orientale de Jérusalem. De même que le narrateur de la Recherche (Proust, ndr) est parfois hanté par des rêveries orientalistes (la normandisation de Baalbek en Balbec en est un fameux exemple), le narrateur orientalisé du Palais des vases brisés (de David Shahar ndr) semble animé d’une fascination occidentaliste qui l’amène, à partir d’un personnage de sa fresque hiérosolymitaine vers les paysages bruineux de la Bretagne ou de la Picardie. On perçoit ici un jeu de miroir entre Orient et Occident, perçu comme un conteur oriental épris d’Occident et l’esthète fin de siècle, Proust, sensible à la poésie du nom arabe d’Héliopolis, au point d’en faire le nom d’emprunt d’une cathédrale normande.
Cyril Aslanov, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure (ULM), enseigne la linguistique à l’Université hébraïque de Jérusalem. Il y dirige l’International Center for the University Teaching of Jewish Civilization et le Chais Centre for Jewish Studies in Russian.
Notes:
- http://www.laviedesidees.fr/La-seduction-israelienne-de-la.html ↩
- Sur la place des Sépharades et des Orientaux dans la littérature israélienne, voir Nancy E. Berg, « Sephardi Writing : From the Margins to the Mainstream », dans : Alan L, Mintz (éd.), The Boom in Contemporary Israeli Fiction, Hanover, NH, Brandeis University Press, 1997, p. 114-142. ↩
- Mouvement juif des Lumières qui débuta vers la fin du 18ème siècle (ndr). ↩
- Voir David Biale (éd.), Cultures of the Jews : A New History, New York, Schocken, 2002, p. 1011-1060. ↩
- Bruno Shulz (1892-1942), écrivain, critique littéraire et dessinateur juif polonais. ↩