Le personnage du juif séfarade dans le cinéma israélien – 1re Partie

Serge Ankri, cinéaste israélien, d’origine française né en Tunisie a réalisé notamment deux longs métrages, « Terre brûlante », 1984 sélection au Festival de Berlin et primé à Turin et « Strangers in the night », 1993. Il réalise « Le couscous de ma mère », 1994, document de long métrage primé à Marseille. Parallèlement, il a dirigé l’école de cinéma « Camera Obscura » et a enseigné à l’Université de Tel Aviv.

S’il est indéniable qu’un noyau de Juifs a toujours vécu à Jérusalem et à Safed et que ce noyau était essentiellement sépharade, il est convenu de penser que les fondateurs de l’Israël moderne sont venus au début du 19e siècle de  Russie, de Pologne et plus tard d’Allemagne et qu’ils ont déterminé l’aspect culturel du pays à ses débuts.

En 1948, l’année de son indépendance, Israël comptait 600 000 Juifs, en majorité ashkénazes, qui se sont servis du cinéma, entre autres, comme les Américains de leurs westerns, pour imposer au monde et à Israël leur idéologie socialiste et la vision de leur culture européenne.

Dans les années 1940, le cinéma israélien est institutionnel.

Il produit des films de propagande qui mettent en valeur les réalisations sionistes : le kibboutz, l’assèchement des marais, l’édification de routes et de nouvelles cités.
Puis, dans les années 1950, le cinéma israélien se libère peu à peu des institutions sionistes et de l’idéal socialiste en s’ouvrant à l’économie de marché et aux États-Unis qui deviennent l’allié militaire privilégié, le modèle économique et culturel à copier. C’est la naissance du cinéma commercial et d’une infrastructure cinématographique formée sur le tas dans les grosses coproductions du genre « Exodus » d’Otto Preminger, tourné en Israël en 1960.
Au cours des années 1960, les vagues d’émigrations venues d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient firent que le pourcentage de Juifs orientaux égala celui des Occidentaux pour le dépasser au début des années 2000 grâce à un taux de natalité plus important. Ces phénomènes sociaux et culturels vont influencer le développement du cinéma israélien et changer l’image du Juif oriental tel qu’il est traité dans ses films et qui est le sujet de cette étude.

Les personnages de Sallah Shabati et du policier Azoulay

Le premier personnage de Juif sépharade du cinéma israélien est celui, devenu désormais mythique, de « Sallah Shabati. »

Pour ses débuts au cinéma comme réalisateur, le fameux humoriste israélien Ephraim Kishon a créé un personnage de nouvel émigrant tout juste arrivé de son Maroc natal, « épargné » par le progrès et l’alphabétisation. Ce personnage, magistralement habité par l’acteur d’origine ashkénaze Chaim Topol, n’a pas de métier, mais une ribambelle d’enfants. Il est malin, roublard, fainéant et surtout très primitif. À la fin du film, il obtient ce qu’il convoitait depuis son arrivée : un appartement flambant neuf grâce à une fraude électorale. En contrepartie, il doit accepter l’assimilation à la culture européenne de ses deux aînés, sa fille et son fils, qui vont adopter le statut d’Israéliens modernes en se mariant avec deux jeunes camarades du kibboutz.

Ephraim Kishon peut se vanter d’avoir été un visionnaire, puisque c’est grâce à la dynamique du jeu électoral que les Sépharades vont éloigner du pouvoir la gauche israélienne, coupable essentielle, à leurs yeux, du racisme anti-sépharade qui sévit en Israël depuis sa création.

Quelques années plus tard, en 1971, Kishon crée un autre personnage mythique du cinéma israélien, lui aussi sépharade : « Le policier Azoulay » dans le film éponyme. Cette fois, c’est le regretté Shaike Ophir qui interprète le rôle d’un policier au grand cœur, mais un peu simplet, que ses supérieurs ashkénazes exploitent et méprisent tout au long du film. Par chance, la qualité du jeu de Shaike Ophir et l’humanité qu’il sait insuffler à son personnage sauvent le film d’un racisme méprisant, pour devenir la peinture d’un personnage humain, pour qui les qualités de cœur sont plus importantes que la réussite professionnelle.

Ces deux films ont connu une réussite phénoménale : « Sallah Shabati » a été vu par 1 200 000 spectateurs dans un pays qui comptait alors 2 000 000 d’habitants.
Trente ans après, « Sallah Shabati » a été repris au théâtre avec un énorme succès, par le grand acteur comique israélien, mais cette fois sépharade : Zeev Revah.

Les films borekas

Le succès des films de Kishon a encouragé d’autres réalisateurs, malheureusement beaucoup moins talentueux, à mettre en scène des personnages de Juifs sépharades qui ne dépassaient jamais le stade de la caricature grossière. Ce phénomène a aidé à détériorer l’image du Sépharade et de sa culture dans la société israélienne. Ce genre de film a été surnommé film borekas, dans la même logique que pour le western spaghetti, le borekas étant une pâtisserie typiquement orientale et huileuse à souhait.

Les plus marquants de ces films ont été réalisés par Menahem Golan, qui devait par la suite faire carrière aux É.-U. comme producteur de films de série B et devenir dans les années 1980, à la tête de Cannon, le plus gros producteur américain de films indépendants. Ses réussites les plus marquantes ont été « Katz et Carasso » « Lupo » « Fortuna » et surtout « Kazablan » sorte de « West Side Story » à la sauce orientale, avec des Juifs sépharades dans le rôle des Portoricains, et les rues et le port de Jaffa, en lieu et place des quartiers chauds de New York.

« Kazablan » interprété par le chanteur populaire et sépharade Yoram Gaon est un jeune voyou d’origine marocaine qui tombe amoureux d’une jeune fille tout aussi pauvre que lui, mais ashkénaze, conflit assuré et happy end garanti. Le film a été un énorme succès. Il est devenu un film culte pour une nouvelle génération de Sépharades qui se sont plus facilement identifiés à Kazablan qu’à Sallah Shabati. Kazablan est beau, charismatique. Il chante, il est gai, il n’a pas honte des origines que son nom dévoile et s’il est un peu voyou, on répète plusieurs fois dans le film qu’il s’est conduit en héros pendant la guerre.

Il est évident maintenant, avec le recul, que le point commun de tous ces films est qu’ils ont été produits et réalisés par des Ashkénazes dans le but de gagner les faveurs du public sépharade.

À l’époque où ils ont été tournés, l’ensemble de la critique ashkénaze a décrit ce genre de film comme étant un signe inquiétant et précurseur de levantinisation de la culture israélienne. Les intellectuels sépharades ont, pour leur part, très vite compris la condescendance des réalisateurs ashkénazes et le racisme de leurs critiques et les ont dénoncés, sans être suivis par le public oriental qui a fait à ces films un véritable triomphe. Il faut savoir qu’à l’époque, les files d’attente devant les cinémas projetant un film israélien pouvaient atteindre 100 m de long, et que les places se négociaient au marché noir.

Fait encore plus significatif et pour le moins troublant, dans les années 2000, les enfants et même les petits-enfants de ce public vont perpétuer cette tradition, au point de faire de films borekas comme « Charlie et demi » et « La fête au billard », tous deux réalisés en 1970 par Boaz Davidson, des films cultes dont ces jeunes Israéliens, qui n’étaient pas nés à l’époque, déclament des passages complets de dialogues.

Sociologiquement, on peut expliquer ce phénomène par l’évolution de l’image personnelle que le Juif sépharade a de lui-même et de sa communauté au sein de la société israélienne.

En effet, ces films suivent presque toujours la même dynamique narrative propre au cinéma hollywoodien : le personnage du Sépharade est présenté comme un outsider primitif ou pauvre. Il est, tout au long du film, ridiculisé ou méprisé par des Ashkénazes pour, à la fin, suivant la logique du happy-end, triompher de ses difficultés, en se mariant avec la fille du voisin ashkénaze dans « Kazablan » ou en obtenant son HLM dans « Salah Shabati ». À l’époque, le public sépharade voyait cela comme une revanche cinématographique qui adoucissait l’impression d’injustice sociale qu’il vivait dans la vie de tous les jours, confirmant ainsi, s’il en était besoin, que le cinéma est le nouvel opium du peuple.

Leurs enfants et petits-enfants, nés dans un monde où il est normal d’être Sépharade et très rare d’être Ashkénaze, n’ont plus ce complexe d’infériorité qu’avaient leurs parents. Ils ne voient dans ces films que le triomphe du personnage qui atteint son but en surmontant de nombreuses difficultés. Le traditionnel looser de ces films est devenu avec le temps et l’évolution démographique et culturelle du pays un parfait winner que les jeunes générations admirent. Ceci explique le triomphe de « Salah Shabati » au théâtre, 30 ans après son triomphe au cinéma. Alors qu’à l’époque, le public ashkénaze largement majoritaire s’était délecté du primitivisme du personnage, 30 ans après les jeunes Sépharades ont adoré voir triompher l’un des leurs dans sa lutte contre l’établissement israélien. À ce niveau, on peut se demander pourquoi les réalisateurs sépharades n’ont pas, eux-mêmes, réalisé ces films borekas puisqu’il était question de leur communauté; la réponse est très simple : il n’y avait pas alors de réalisateurs sépharades !

C’est pour cela que la réalisation du film « La Statue de sel », d’après le roman éponyme d’Albert Memmi, par Haim Shiran en 1968 peut être considéré comme un fait historique ; mais il a été produit par la télévision éducative et non pour le cinéma. Il va falloir attendre les années 70 pour que des réalisateurs sépharades commencent à produire des films.

Émergence des réalisateurs sépharades dans les années soixante-dix

1973, c’est l’année de la guerre de Kippour, et c’est aussi l’année du succès du film « Sarit » de Georges Obadiah, qui réalise en Israël des films orientaux simplistes, comme il en réalisait en Irak, se permettant même, dans ce film, de plagier « City light » de Chaplin en le mettant à la sauce orientale. La critique cinématographique israélienne se déchaîne littéralement contre les films et les méthodes de ce réalisateur : « Ce film est le produit superficiel de la mentalité orientale arriérée. Il tourne ostensiblement vers la couche la plus inférieure des sentiments et apporte des conclusions inquiétantes quant à notre identité culturelle » (Aharon Dolev, journal Maariv 14/8/74).

Cette campagne féroce aura pour résultat de stopper définitivement la carrière de ce cinéaste qui mourra dans le plus grand dénuement.

Le réalisateur sépharade qui réussira, mais avec beaucoup plus de talent, à faire un cinéma sépharade populaire est Zeev Revah, acteur culte des films borekas dans lequel il acréé, avec un réel talent comique, une série de personnages truculents devenus avec le temps de véritables icones : Haham Hanouka dans « La fête au billard » ou Sasson dans « Charlie et demi »; il passe à la réalisation en 1976 et réalise 13 films comiques, dont « Mr Léon », « Coiffeur pour dames », ou « Betito le chômeur » dans lesquels il interprète le rôle principal, et qui seront tous des succès populaires et commerciaux. Tous ces films respectent malheureusement les critères du cinéma borekas. Cependant deux films se détachent du lot dans sa filmographie : « Un brin de chance » en 1994, avec la chanteuse Zehava Ben dans le rôle principal, qui raconte la vie difficile des émigrants marocains à leur arrivée en Israël dans les années 1950. Le film, mélodrame oriental typique, entrecoupé de chansons dans la pure tradition des films égyptiens, est un témoignage sincère et chaleureux sur cette période traumatique pour la communauté marocaine. Et, en 1987, Zeev Revah réalise un petit chef-d’œuvre avec « Bouba » héros de guerre, vétéran de la guerre de Kippour. Bouba est un Sépharade excentrique et démuni qui vit dans un ancien autobus désaffecté. Il est interprété par Zeev Revah lui-même, qui réalise ici un film bouleversant sur le traumatisme qu’a laissé la guerre de Kippour sur les Israéliens d’origine sépharade ; car si les films qui parlent du trauma de la guerre de Kippour sur les Israéliens d’origine ashkénaze sont légion, « Kippour » d’Amos Gitaï en étant l’exemple le plus célèbre, « Bouba » est le seul à traiter de ce problème chez les Sépharades. Le message de Zeev Revah est que, bien qu’étant héros de guerre, son personnage n’arrive pas à être intégré dans la vie israélienne et doit se contenter de vivre dans un autobus abandonné dans le désert, parabole des villes de « développement » où ont été regroupés les Sépharades à leur arrivée en Israël. « Bouba » a déplu au public israélien ashkénaze qui n’en a pas accepté le message, ni le fait qu’avec ce film, Zeev Revah passait du stade de caricature à celui de véritable auteur. Quant au public sépharade, il s’est senti trahi par Zeev Revah à qui il demandait de le faire rire et non de réfléchir.

Cette même mésaventure, se retrouver en porte-à-faux avec son public, avait déjà été vécue par deux cinéastes sépharades, qu’on peut considérer comme des pionniers du cinéma sépharade de qualité : les réalisateurs Nissim Dayan et Moshé Mizrahi, qui ont réalisé dans les années 1970, des films de qualité représentant des héros orientaux, mais traités de l’intérieur, avec respect et amour, mais qui n’ont pas connu de succès commercial.

En 1972, Moshé Mizrahi réalise avec « Rosa je t’aime » et « La maison de la rue Shlouch » deux films, sans doute autobiographiques, décrivant la vie d’une famille d’émigrants égyptiens, qui essaie, avec toutes les peines du monde, de s’intégrer à la vie israélienne. Moshé Mizrahi, non seulement dépeint avec justesse et tendresse un univers et des personnages qui lui sont proches, mais il décrit aussi un pays où les Ashkénazes sont inexistants et n’aident en aucune façon cette famille à s’intégrer.

Nissim Dayan, né d’une famille d’origine syrienne, préfère la critique politique des années 1970 à la peinture forcément nostalgique d’un passé proche. Il décrit des Israéliens orientaux qui vivent dans la rue sans espoir de réussite sociale dans un beau film néoréaliste « La lumière du néant » qu’il réalise en 1973.

Ces films, peut-être parce qu’ils demandaient au spectateur de réfléchir à son sort ou qu’ils avaient une forme différente des films borekas auxquels on les avait habitués, sont boudés par le public sépharade. Moshe Mizrahi s’exilera longtemps en France où il réalisera « La vie devant soi » d’après un roman d’Émile Ajar et avec lequel il obtiendra un Oscar à Hollywood.

Quant à Nissim Dayan, il réalise en 1982 « Michel Safra », une saga télévisée très populaire sur l’histoire de la famille Safra (l’équivalent des Rothschild pour les Juifs
Syriens). À l’époque où la télévision israélienne ne possédait qu’une seule chaîne, cette série sera suivie par les Israéliens avec un rating de 100 %. Malgré ce succès (ou à cause de ce succès), Nissim Dayan devra attendre l’année 2014, soit plus de trente ans après, pour refaire un film « Farewell Bagdad », adapté du livre de l’écrivain israélien d’origine irakienne Élie Amir « Tarnegol Caparot ». Ce film de qualité, adapté d’un bon livre sur un sujet sépharade, sera enfin un succès commercial, mais il aura fallu attendre 2014 !

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