Le Québec catholique des années 30 face à la diversité culturelle, une grande leçon d’Histoire. Entrevue avec l’historien Pierre Anctil

Elias Levy
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Dans un essai d’histoire très fouillé et fort éclairant, Antijudaïsme et influence nazie au Québec. Le cas du journal L’Action catholique – 1931-1939 (Éditions Les Presses de l’Université de Montréal, 2021, 441 p.), l’historien Pierre Anctil décrypte la réaction, dans les années 30, des francophones et de l’Église catholique du Québec face aux premières manifestations de la diversité culturelle, en particulier de l’immigration juive. Un livre qui arrive à point nommé à une époque où l’immigration suscite toujours de vives craintes dans les milieux conservateurs de la société québécoise.
Professeur titulaire au département d’histoire de l’Université d’Ottawa et spécialiste reconnu de l’histoire de la communauté juive du Québec, Pierre Anctil a accordé une entrevue à La Voix sépharade.

Qu’est-ce qui vous a motivé à entreprendre cette vaste recherche historiographique?
Des recherches antérieures sur l’histoire des Juifs de Québec au début du XXe siècle, publiées dans l’ouvrage collectif Les Juifs de Québec. Quatre cents ans d’histoire, que j’ai codirigé avec Simon Jacob (Presses de l’Université du Québec, 2015), avaient révélé un fait d’actualité hautement significatif pour cette communauté survenu au cours des années 30. En 1932, les instances municipales de Québec et les élites catholiques s’étaient farouchement opposées à la construction d’une synagogue dans les quartiers neufs de la haute ville, à l’ouest du Parlement de la Grande-Allée. En 1942, ce projet se heurta de nouveau à une forte opposition. Je voulais explorer cette question pour comprendre les dessous de ce différend. 

Vous l’explorez par l’entremise des articles d’un journal catholique.
Il y avait deux journaux à Québec à cette époque, Le Soleil, qui existe toujours, et L’Action catholique. Ce journal, fondé en 1907, était sous l’emprise d’une Église militante, qui n’était présente à un tel degré nulle part ailleurs au Canada français. Il cessa d’être publié en 1962. L’Action catholique était la source principale de l’hostilité envers les Juifs de Québec. Au départ, je n’avais aucune idée de ce que j’allais trouver dans ce journal qui reflétait la pensée de l’Église catholique durant les années 30. 

Pierre Anctil, historien

Combien d’articles avez-vous analysés?
1789 textes – articles, éditoriaux, textes d’opinion – parus entre septembre 1931 et septembre 1939, soit environ 200 en moyenne par année pendant une période de neuf ans.

L’Action catholique est très hostile à l’immigration, particulièrement à celle des Juifs.
À l’époque, c’est une tendance présente aussi dans le journal Le Devoir et dans toute la presse conservatrice canadienne-française : une hostilité viscérale envers l’immigration (irlandaise, chinoise…), et plus particulièrement quand il s’agit des Juifs. L’immigration juive n’était pas très importante en nombre. Cependant, les Juifs sont rejetés avec dédain par les instances de l’Église catholique.

Paradoxalement, tout en affichant des positions acrimonieuses à l’endroit des Juifs, l’Église catholique du Québec se distanciera des politiques antisémites promulguées par l’Allemagne nazie.
L’Action catholique est un journal foncièrement antisémite qui perpétue dans ses articles et éditoriaux les préjugés antijuifs inhérents à la doctrine de l’Église catholique de l’époque. Mais la centralité de la vie politique allemande dans L’Action catholique ne signifie pas, loin de là, que le journal adhère sans réserve aux politiques de l’État nazi. L’Église catholique, le Vatican et le journal L’Action catholique ne prônent pas la Shoah, l’extermination du peuple juif. L’antisémitisme de l’Église catholique est rhétorique, prononcé du haut de la chaire. Ce n’est pas un antisémitisme militant qui a pour but de mettre en œuvre des idées racistes à travers un État, ça c’est le dessein des nazis. Quand le IIIe Reich hitlérien commence à persécuter sauvagement les Juifs, les politiques nazies, qui paraissaient légitimes à L’Action catholique au début des années 30, deviennent peu à peu intenables et source d’aliénation morale. Lors de mes recherches, j’ai découvert la différence fondamentale entre l’antisémitisme de l’Église catholique, basé essentiellement sur le fait que les Juifs ont refusé de se convertir au catholicisme, et l’antisémitisme nazi, basé sur des caractéristiques raciales. Deux formes distinctes d’antisémitisme qui entreront en conflit à partir de 1933-1934.

Vous consacrez de longues pages à une figure marquante de la communauté juive de Québec, le commerçant Maurice Pollack. Il deviendra le bouc émissaire par excellence de l’Église et du journal L’Action catholique.
Maurice Pollack est un immigrant juif né dans un Shtetl d’Ukraine, qui faisait alors partie de l’Empire russe, arrivé à Québec sans un sou en 1902, à l’âge de 18 ans. Il parcourt d’abord la région de la Beauce comme marchand itinérant, puis ouvre un premier commerce dans la rue Saint-Joseph en 1906. Son savoir-faire commercial et ses talents exceptionnels qu’il met à profit en peu de temps, avec des résultats éclatants, l’aident à gravir les échelons socioéconomiques à une vitesse qui dépasse de loin la norme. Il se taille assez vite une notoriété comme entrepreneur. Cette réussite impressionnante n’était pas évidente dans un milieu à très forte majorité d’origine canadienne-française et de foi catholique. À l’automne 1931, il ouvre un premier grand magasin. L’événement est accompagné d’un grand battage publicitaire dans L’Action catholique et dans le journal concurrent, Le Soleil. Quelques protestataires s’opposent à l’ouverture de ce nouveau commerce. Mais L’Action catholique opte pour le silence et continue à publier les annonces du nouveau magasin Pollack. Les choses se gâtent un an plus tard. Le projet d’ériger une synagogue dans les quartiers neufs de la haute ville soulève un grand tollé. L’Action catholique commence à boycotter les annonces publicitaires de la maison Pollack à partir de la fin 1932. La municipalité de Québec, appuyée par des activistes catholiques, s’oppose aussi vigoureusement à ce projet synagogal.

Le boycott contre le magasin Pollack prend alors des proportions démesurées.
Ce n’est pas la présence d’un magasin tenu par un Juif qui dérange L’Action catholique, mais plutôt le projet d’édifier une synagogue à Québec. Les élites catholiques et les dirigeants de L’Action catholique sont résolument persuadés que ce projet menace les paroisses catholiques de la ville de Québec et les poussera à la faillite. Ils considèrent que c’est la foi catholique qu’il faut défendre avant tout. On ne peut rien reprocher à Maurice Pollack, il est un homme très respectueux de ses concitoyens catholiques. Mais on lui reproche de financer la construction d’une synagogue dans la haute ville. Cet incident provoqua dans la communauté juive un choc traumatique dont elle n’a pu se remettre que deux décennies plus tard, soit après l’érection en 1952 d’un lieu de culte judaïque à Québec.

La Révolution tranquille, au début des années 60, augure une nouvelle ère dans les relations entre catholiques et Juifs.
Oui. Avec la Révolution tranquille, il y a une rupture politique majeure qui s’est traduite concrètement par une perte de l’influence de l’Église catholique. L’idéologie catholique des années 30, porteuse d’un antisémitisme virulent, ne pouvait pas perdurer, notamment à partir de 1965, année de la promulgation par le Vatican de la déclaration Nostra Aetate sur les relations entre chrétiens et Juifs, adoptée dans le cadre du Concile Vatican II. Nostra Aetate reconnaît la responsabilité de l’Église dans la propagation de l’antisémitisme. Une période de reconstruction des rapports avec les Juifs et le judaïsme est amorcée. C’est une immense rupture avec les positions traditionnelles défendues par l’Église dans les années 30.

L’Église catholique du Québec finira par réhabiliter l’honneur bafoué de Maurice Pollack, qu’elle a combattu avec pugnacité pendant de nombreuses années.
Je ne peux pas le prouver parce que les archives des années 50 du diocèse de Québec ne sont pas encore ouvertes, elles le seront dans 75 ans, je n’ai eu accès qu’aux archives du mandat de l’archevêque de Québec, Monseigneur le Cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve, décédé en 1947. Mais je pense que l’Église a convenu qu’il fallait rendre hommage à Maurice Pollack, qu’elle a fustigé pendant longtemps, et réparer le grand tort qui lui avait été fait. En 1956, l’Université Laval octroya à Maurice Pollack un doctorat honorifique en sciences commerciales qui lui fut remis en mains propres par le successeur du Cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve, le Cardinal Maurice Roy. L’année suivante, en 1957, à la suite d’un important don de la Fondation Pollack, un pavillon du même nom fut inauguré sur le nouveau campus de l’Université Laval, à Sainte-Foy. Ces deux événements, et la réconciliation qu’ils symbolisent, ont mis fin à plusieurs décennies de résistance des autorités diocésaines à Maurice Pollack.

L’opposition à l’immigration que l’on constate aujourd’hui dans certains milieux conservateurs de la société québécoise puise-t-elle ses racines dans l’histoire des années 30?
Tout à fait. Les résistances actuelles vis-à-vis de l’immigration qu’on voit dans le parti au pouvoir, la Coalition avenir Québec (CAQ), et dans certains milieux journalistiques québécois sont enracinées dans la période des années 30. Il y a un lien direct. Dans certains milieux, on n’est pas encore sorti de cette crainte viscérale de l’immigration. La CAQ s’est plutôt fait élire en province, dans les petits centres. À Montréal, les gens sont plus ouverts d’esprit, il y a plus de métissage et de dialogue interculturel. Regrettablement, ce discours anti-immigration est très répandu dans plusieurs pays occidentaux. Par exemple, en France, une société que je qualifierais de plus intellectuelle et de plus réfléchie que la nôtre, il y a des politiques, candidats à l’élection présidentielle, qui tiennent un discours ouvertement anti-immigration extrêmement préoccupant. Ce n’est pas le cas au Québec heureusement.

Aujourd’hui, au Québec, c’est une autre forme d’antisémitisme, non catholique celui-ci, qui sévit.
La bête a changé de visage. Aujourd’hui, au Québec, l’antisionisme et le suprémacisme racial, qui n’étaient pas inscrits dans les fondements du catholicisme, ont substitué l’antisémitisme traditionnel prôné jadis par l’Église catholique. Désormais, l’hostilité envers les Juifs provient essentiellement de l’antisionisme, la haine vouée à Israël. Une autre forme d’antisémitisme existe aussi en Occident : la négation de la Shoah. Ce phénomène est très marginal au Québec. Il est plus répandu en France.

L’histoire de la communauté juive québécoise, dont les premiers membres se sont établis en 1760 dans le Bas-Canada, n’est pas évoquée dans les manuels scolaires d’Histoire du Québec. N’est-il pas temps de pallier cette lacune?
Certainement. Bien que dans les études sur l’histoire de Montréal, c’est la communauté juive qui a eu la part du lion les quarante dernières années. En 2018, deux chercheuses et didacticiennes, Sivane Hirsch, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, et Sabine Moisan, de l’Université de Sherbrooke, ont conçu un guide de soutien à l’enseignement de l’histoire de la communauté juive du Québec pour les enseignants du primaire, du secondaire et du collégial 1

 

Notes:

  1. Enseigner l’histoire de la communauté juive au Québec. Guide de soutien aux enseignants, Éducation et Enseignement supérieur, Québec, 2018, 50 p. Voir  https://oraprdnt.uqtr.uquebec.ca/pls/public/docs/GSC4394/O0000787247_Jewish_Community_Final_Web.pdf
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