La dispersion des Juifs sépharades en Europe : déracinement géographique et ancrage culturel

Éric Yaakov Debroise

 

 

 

 

 

Le décret d’Alhambra, des Rois Catholiques, le 31 mars 1492, met fin à la Convivencia1 de la péninsule ibérique médiévale. Par ce décret, contraints de quitter leurs terres ancestrales, c’est le début pour les Sépharades de leur dispersion géographique, mais aussi de la diffusion de leur culture, de leur langue, de leurs savoirs à travers l’Europe, le Moyen-Orient et le monde. Malgré une histoire brillante, une influence notable dans l’histoire médiévale chrétienne et musulmane, l’histoire sépharade resterait encore largement méconnue. Elle dispose pourtant de nombreux pans cachés dont nous vous proposons la découverte partielle et succincte à travers leur histoire2. Nous soulignons que ce tour d’horizon s’intéresse principalement à l’Europe bien qu’il y aurait de nombreuses choses à dire sur les Juifs sépharades dans les Amériques.

Des origines sépharades
Les Sépharades (de l’hébreu) selon le Larousse sont : « […] toutes les populations juives du Moyen-Orient et d’Afrique, désigne, à proprement parler, les descendants des réfugiés d’Espagne et du Portugal qui, au cours du XVe siècle, furent contraints par la persécution de quitter la péninsule Ibérique3. » Définir, c’est préciser, mais aussi parfois trahir la complexité de l’ordre des choses. Cette définition du Larousse n’est pas tout à fait adéquate. En l’occurrence, elle classe dans une relation binaire le monde juif entre Sépharades d’un côté et Ashkénazes de l’autre, négligeant dès lors l’existence des autres communautés juives à travers le monde n’appartenant pas à ces deux sphères culturelles. Néanmoins, elle a le mérite de rappeler l’origine géographique des Sépharades soit, la péninsule ibérique. Par extension, le terme Sépharade désignera toutes les populations originaires de l’Afrique du Nord, voire plus4. La caractéristique géographique des Juifs sépharades se retrouve aujourd’hui dans la linguistique hébraïque. On qualifie toute personne hispanophone en disant qu’elle parle Sfardi. Pourtant, l’histoire des Juifs de la péninsule ibérique est bien plus ancienne que le XVe siècle. En voici un bref survol.
Sous l’Empire romain, les Juifs sont présents dans la péninsule ibérique tout comme en Gaule. À partir des invasions barbares et de la chute de l’Empire romain d’Occident, les Juifs passent sous la domination du royaume des Wisigoths. Peu à peu, le royaume se christianise avec cette particularité que les Wisigoths sont des chrétiens ariens, c’est-à-dire un christianisme non trinitaire.
Sous le règne du roi Récarède (586-601), les Wisigoths adoptent le christianisme trinitaire. En 612, une première loi religieuse est adoptée dans le royaume pour contrer l’arianisme et affirmer le dogme trinitaire, cela pose les jalons de futures persécutions. En effet, malgré la Lex wisigothorum inspirée du droit romain qui établit l’intégrité et l’égalité de tous les sujets, en 694 éclate une persécution de grande ampleur contre les Juifs du sud de la péninsule ibérique. Sous l’autorité du roi Égica qui se méfie des Juifs et pense qu’ils conspirent avec les musulmans, le XVIIe Concile de Tolède5 décrète leur asservissement et la confiscation de leurs biens6.
En 711, les Juifs de la péninsule passent sous la domination musulmane. Les Juifs sont soumis à la dhimma, un statut d’infériorité juridique distinctif entre le musulman et le non-musulman.
Entre le VIIIe et le XIIe siècle, c’est l’âge d’or de la vie culturelle et religieuse sépharade qui s’épanouit entre l’administration musulmane et chrétienne. Les Juifs de la péninsule ibérique au carrefour de deux civilisations sont des passeurs de savoir. »

Cette période prend fin au XIIe siècle avec l’invasion musulmane de la dynastie des Almohades. Des persécutions éclatent contre les chrétiens et les Juifs. Maïmonide, par exemple, pour ne pas avoir à abjurer sa foi, se réfugiera en Égypte.
Par la Reconquista, l’administration chrétienne affirme son pouvoir par le décret d’Alhambra7 signé par Isabelle et Ferdinand, les rois Catholiques, le 31 mars 1492, lequel met fin à la présence juive et musulmane en péninsule ibérique médiévale.
Dès lors, les Juifs de la péninsule ibérique doivent quitter au plus tard le 31 juillet 1492 l’Espagne sous peine de mort et de saisie de leurs biens. Les conditions de départ sont sévères, il est notamment interdit de quitter le territoire avec de l’or, de l’argent ou toutes autres formes de devises. Pour ne pas être soumis au décret, il est permis aux Juifs de la péninsule ibérique de se convertir au catholicisme.
Les efforts des « Juifs de la Cour », notamment de Don Isaac Abravanel et du Rabbin Abraham Senior, pour abroger ce décret, seront vains et n’aboutissent qu’à repousser l’échéance de deux jours. Ainsi, le décret d’Alhambra est appliqué le 2 août 1492, coïncidant avec la date du 9 Av 5252, jour de jeûne commémorant la destruction du Premier et du Second Temple. C’est le début de la « diaspora » sépharade!
Une « diaspora » sépharade : une dispersion géographique étendue
Des suites du décret d’Alhambra, les chiffres des conversions au christianisme ne sont pas clairement établis par les historiens et nous n’entrerons pas dans ce débat. Néanmoins, le Rabbin Abraham Senior et Don Isaac Abravanel sont un exemple de ce qui a pu se dérouler à l’échelle de la péninsule ibérique. Abraham Senior décide de se convertir. Malgré la conversion forcée de nombreux Juifs, les « convertis » seront persécutés par l’Inquisition espagnole, parfois jusque dans le Nouveau Monde. En cause, le maintien des traditions hébraïques par les convertis.
Au contraire de Senior, Abravanel refuse la conversion et s’installe tout d’abord au Portugal pour terminer sa vie en Italie. Ainsi, de nombreuses familles sont brisées, éparpillées dans différents royaumes et territoires.

• Le Portugal
À l’instar d’Abravanel, les historiens estiment que près de 100 000 Juifs s’installèrent au Portugal à la suite du décret d’Alhambra. À cette époque, le royaume du Portugal comptait moins d’un million d’habitants. L’afflux des réfugiés a accru considérablement la proportion des Juifs au Portugal. Perçue comme une menace, la politique de la royauté portugaise s’aligne sur celle de l’Espagne et en 1496-1497, elle donne le choix entre la conversion et l’expulsion.
L’épuisement d’une communauté déjà fragilisée par l’expulsion d’Espagne entraîna de nombreuses conversions. Des convertis au christianisme, une résistance spirituelle s’organise. Les « nouveaux chrétiens » tels qu’ils sont appelés sont soupçonnés de judaïser, c’est-à-dire de continuer à pratiquer les coutumes et traditions juives.
L’Inquisition tenta par l’intimidation et la terreur de mettre fin à ses pratiques. Néanmoins, ces « nouveaux convertis » ont su être imaginatifs pour conserver leur attache au judaïsme. Pour l’anecdote culinaire, les Farinheira, ces saucisses du nord du Portugal à base de volaille, farine et pain, seraient d’origine juive. Elles ont toutes les caractéristiques extérieures d’une saucisse de porc, mais respectent toutes les exigences halakhiques de la loi juive, de la cacherout.

• La France
Pour éviter la conversion forcée, un certain nombre de Sépharades quittèrent le Portugal pour rejoindre les communautés florissantes de la Provence et du Languedoc, au sud de la France. D’autres s’installèrent à Bordeaux. Une fois la menace de l’Inquisition éloignée, ils peuvent reprendre leur vie juive. À Bordeaux, les aptitudes commerciales des Sépharades sont reconnues. Des familles bâtissent de véritables lignées dont l’une des plus célèbres est la maison Gradis.
Les Gradis, famille juive sépharade et portugaise, est installée à Bordeaux depuis 1495. Ils contribuèrent à l’essor des rapports commerciaux entre le royaume de France et ses possessions d’Amérique. Ils participèrent aussi à la guerre économique qui opposa la France et le Royaume-Uni pendant la Guerre de Sept Ans (1756-1763) notamment en approvisionnant la Nouvelle-France. Malgré des cas notables dans l’histoire de France, la situation des Juifs n’a pas toujours été favorable en raison des expulsions et des persécutions du XIIe au XIVe siècle, mais aussi des affrontements politiques entre les seigneurs et les Croisades.
Les Juifs du sud de la France sont réputés pour leur excellent sens du commerce, mais ils ont aussi été surtout appréciés pour leur pratique de la médecine et leurs connaissances des savoirs du monde antique. Une famille réputée dans ces deux domaines se démarqua, les Tibonnides.
Les Tibonnides sont une famille provençale de rabbins, de médecins, d’intellectuels et traducteurs. Le plus connu est Samuel Ibn Tibbon pour sa traduction de l’arabe à l’hébreu du Guide des Égarés de Maïmonide. Des Juifs de France, il y aurait tellement à écrire en mentionnant aussi les Juifs sépharades d’Avignon et du Comtat venaissin. La littérature juive souvent ignorée ou inconnue par nos contemporains a été l’une des plus florissantes de l’histoire du Moyen-Âge. 

• Le Maroc
Le Maroc est le cas le plus connu parmi l’univers sépharade. Installés de longue date à Meknès, Rabat ou encore Salé, avec l’arrivée des Juifs de la péninsule ibérique, les Sépharades formeront l’une des communautés les plus populeuses du monde islamique.
Cette communauté est reconnue pour ses qualités artisanales, notamment l’orfèvrerie, ses centres d’étude et ses personnalités religieuses reconnues telles que Baba Salé, Rabbi Chaïm ben Attar ou Rabbi Yitzchak Abuchatzira pour n’en citer que quelques-uns.
Au XXe siècle, les Juifs marocains sont près de 250 0008. Après la Seconde Guerre mondiale, la communauté juive marocaine devient rapidement résiduelle avec de nombreux départs en France, en Israël et au Canada. Aujourd’hui, il ne reste plus que 2 000 juifs au Maroc. Malgré tout, les Juifs marocains demeurent fortement attachés au Maroc.

• L’Empire ottoman et les Balkans
En 1492, le sultan Bayezid II (1481-1512) envoie l’amiral Kemal Reis pour soutenir les musulmans de Grenade. Finalement, cette flotte navale permettra de sauver de nombreux musulmans et Juifs des persécutions des Rois Catholiques.
L’arrivée de nombreux Juifs d’Espagne et du Portugal à Constantinople (Istanbul) contribuera à l’essor du pouvoir ottoman par l’apport des connaissances juives dans le domaine naval et des puissances européennes en présence. Joseph Nassi est de ces juifs de Cour et d’administration. Il conseille le sultan Selim II sur la politique étrangère. Il négocie la paix avec la Pologne, encourage les Pays-Bas à rompre avec l’Espagne, incite l’Empire ottoman à déclarer la guerre à Venise. De cette guerre, Chypre tombe dans le giron ottoman.
La satisfaction du sultan à l’égard de Joseph Nassi est telle qu’il est nommé seigneur de Tibériade. Il reconstruira la ville et les murs grâce au soutien Sous l’autorité ottomane, la communauté juive des Balkans va prospérer notamment avec l’installation des familles juives de la péninsule ibérique. Cette communauté demeurera assez faible en importance numérique, cependant elle contribuera au renforcement des routes commerciales des côtes de l’Adriatique, de l’Italie à l’Empire ottoman. Les Juifs de l’Empire ottoman ont représenté près de 10 % de la population de la capitale à la suite de leur départ de la péninsule ibérique. Avec un antisémitisme culturel fort et ambiant, et avec l’opposition permanente à l’État hébreu des islamistes au pouvoir, la vie juive en Turquie est difficile. Il ne resterait en Turquie que 15 000 juifs.

• La Grèce
Les Juifs de Grèce sont très largement méconnus de l’histoire juive. Ils sont appelés les Juifs Romaniotes, Juifs de culture et de langue grecque. Avec l’arrivée en grand nombre des Juifs de la péninsule ibérique, ils s’assimilent peu à peu à cette dernière et adoptent le rite sépharade. La Seconde Guerre mondiale est une catastrophe pour cette communauté. L’occupation nazie de la Grèce décimera cette communauté; 84 % des juifs grecs sont exterminés dans les camps de la mort9. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 5 000 en Grèce.

• L’Italie
La communauté juive de la péninsule italienne remonte à l’Empire romain, elle prospère jusqu’à la christianisation des élites romaines. Après la chute de l’Empire romain, l’Italie ne sera de nouveau unifiée qu’en 1861. Entre-temps, l’Italie était fractionnée en de multiples territoires. Les Juifs doivent quitter la Sicile et la Sardaigne, car ces territoires appartiennent à la Couronne d’Espagne. Pour beaucoup, ils remontent vers le nord de l’Italie. De l’Italie sortit une figure majeure du judaïsme kababalistique, Ramhal acronyme de Rabbi Moché Haïm Luzzatto. C’est un auteur connu notamment pour ses ouvrages de moussar (morale ou éthique juive), le Messilat Yecharim (La Voie des justes) et Derekh Hashem, ( La Voie de D.ieu). Les conflits récurrents avec certaines autorités de la communauté juive italienne le poussèrent à l’exil à Amsterdam, puis il termina sa vie en terre d’Israël à l’âge de 39 ans.

• Les Pays-Bas
Les Pays-Bas espagnols étaient rattachés à la Couronne d’Espagne, mais ces territoires se forgent une solide réputation dans la diaspora sépharade.
Tout d’abord, les Pays-Bas éloignés géographiquement de l’Espagne, l’Inquisition espagnole y est moins présente. Celle-ci rencontre aussi de fortes résistances de la population locale et une montée en puissance du protestantisme plus tolérant envers le judaïsme. C’est alors que se forge la communauté hispanoportugaise d’Amsterdam; de nombreux marranes s’y installent leur permettant d’exprimer à nouveau leur foi. La communauté juive y sera réputée pour ses qualités commerciales et sa contribution au Siècle d’or (1584-1702) qui hissera les Pays-Bas au rang de première puissance commerciale au monde. D’ailleurs, Joseph de la Vega est l’un des premiers économistes au monde à démystifier dans son ouvrage Confusión de Confusiones les rouages financiers de la bourse. Ouvrage de référence qui contribua à l’essor des techniques d’analyse économique moderne.

• L’Angleterre
L’Angleterre avait précédé l’Espagne quant à l’expulsion des Juifs. Le roi Édouard Ier expulsa en 1290 les Juifs de son royaume. La situation change lorsque Manassé ben Israël, ami de Rembrandt, rabbin et éditeur-fondateur de la première maison d‘édition de presse hébraïque Emeth Meerets Titsma`h à Amsterdam, se rend en Angleterre. Il y rencontre le révolutionnaire Olivier Cromwell et tente de le convaincre par son ouvrage Apologie des Juifs de l’intérêt pour l’Angleterre de leur présence. Cet ouvrage expose à Cromwell l’utilité des Juifs pour les princes et les dirigeants. Ce n’est pas un succès total, Cromwell n’abroge pas l’interdiction, mais est favorable à l’installation des Conversos en Angleterre. L’Angleterre devient ensuite plus tolérante envers les Juifs, mais pas forcément pour le judaïsme. À titre d’exemple, la conversion au judaïsme orthodoxe du Lord Georges Gordon, fils du Duc de Gordon, choque ses contemporains. À l’âge de 36 ans, il est appelé à la Torah. Emprisonné pour ses pamphlets libertaires, il refuse de voyager pendant Shabbat. La police anglaise respecte sa requête. Sa sincérité dans sa conversion au judaïsme suscite les moqueries et les insultes, les journaux de l’époque caricature avec des traits antijudaïques ce Lord habillé à la manière d’un Juif de Pologne : kapota (longue veste noire), longue barbe et papillotes (peot), qui garde le Shabbat, la cacherout et met les tephilins (phylactères) tous les jours.

• Une culture riche et vivante
De l’expulsion de la péninsule ibérique, de nombreuses familles sépharades ont été brisées par les conversions forcées, les persécutions ou le déracinement. Toutefois, les Juifs sépharades ont fait preuve d’une grande résilience et capacité d’adaptation. Malgré leur dispersion géographique, ils ont su aussi maintenir leurs traditions et une culture commune.
De cette dispersion géographique étendue, les Sépharades en ont aussi tiré parti. Installés dans différents royaumes et empires, leurs horizons culturels et intellectuels se sont élargis. Ils sont devenus pour certains des passeurs de savoir, pour d’autres, un pont entre les mondes chrétien et musulman en constante concurrence.
Leur mobilité géographique fut aussi un de leurs atouts, leurs habiletés commerciales ou le désir d’étudier dans les meilleurs centres religieux de leur époque ont favorisé la diffusion des idées. En l’occurrence, les Sépharades contribuèrent à l’essor de la Renaissance, le début de l’ère moderne pour l’Europe.
En Espagne, le décret d’expulsion d’Alhambra ne fut abrogé qu’en 1967 et en 2015, le gouvernement de Mariano Rajoy adopte une loi qui permet aux Sépharades d’obtenir la citoyenneté espagnole sans renoncer à celle dont ils disposent déjà. En septembre 2019, selon le ministère de l’Intérieur espagnol, près de 130 000 sépharades avaient effectué une demande de citoyenneté.

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