Entrevue avec une grande dame des lettres israéliennes, Emuna Elon

Elias Levy

Elias Levy

 

 

 

 

 

« Une vie guidée et enrichie par la Torah, c’est le seul monde qui m’habite depuis que je suis née »

Une maison sur l’eau (Éditions Albin Michel, 2021), premier roman de l’écrivaine israélienne Emuna Elon à être traduit en français, est une œuvre poignante et très captivante qui narre les heures les plus sombres de l’histoire des Juifs d’Amsterdam. Yoel Blum, célèbre écrivain israélien, né à Amsterdam durant la Seconde Guerre mondiale, mais arrivé en Israël lorsqu’il était bébé, retourne quelques décennies plus tard dans sa ville natale en dépit de l’injonction catégorique que sa mère, Sonia, lui a martelée de son vivant : « Ne remets jamais les pieds à Amsterdam ».
En visitant le Musée historique juif, il découvre dans un film d’archives diffusé dans une salle des images d’un mariage juif. Il est abasourdi lorsqu’il reconnaît sa mère et son père, lui portant sa sœur aînée Néti et elle un petit garçon qui n’est pas Yoel. Qui est donc cet enfant? Yoel se lance alors dans une quête éperdue de la vérité… La révélation finale est bouleversante.
Une maison sur l’eau est aussi une réflexion magistrale sur la mémoire, la perte d’identité et la création culturelle comme moyen de survie.
Écrivaine, journaliste et ardente militante des droits des femmes, Emuna Elon est née à Jérusalem dans une famille orthodoxe comptant dans ses rangs des rabbins et des intellectuels renommés. Elle enseigne le judaïsme, le hassidisme et la littérature hébraïque. Elle est l’autrice de quatre romans qui ont connu un grand succès et la lauréate de plusieurs prix littéraires israéliens prestigieux : le Gold Book Prize, le Aminach Prize et le Prix du premier ministre d’Israël.
Emuna Elon a accordé une entrevue à La Voix sépharade depuis sa résidence à Jérusalem.
 

Comment est née l’idée d’écrire ce livre?

Je n’avais pas prévu d’écrire un roman ayant comme toile de fond cette période très noire de l’histoire des Juifs de Hollande. Je ne suis pas native des Pays-Bas ni issue d’une famille de survivants de la Shoah. J’ai découvert ce que fut la vie quotidienne des Juifs durant l’occupation allemande d’Amsterdam, de 1940 à 1945, lors d’une visite du Musée historique juif de cette ville. J’ai hésité un bon moment avant d’entamer les recherches qui ont pavé la voie à l’écriture de ce livre, car je ne cessais de me demander quelle était ma légitimité pour entreprendre ce projet littéraire moi qui ne suis pas d’origine néerlandaise et dont la famille n’a pas connu dans sa chair les affres effroyables de la Shoah. Finalement, j’ai réalisé que je devais absolument relater cette histoire de souffrances, de courage et de résilience, car celle-ci n’est pas un récit sur l’Holocauste, mais sur la quête d’identité d’un Juif désarçonné, à qui sa mère a caché délibérément son passé, essayant désespérément de découvrir ses vraies origines. 

Au cours de vos recherches, avez-vous découvert des choses que vous ignoriez?

Tout comme le personnage central de mon roman, Yoel Blum, j’ai réalisé pour la première fois, en visionnant des films et en consultant des archives de cette époque au Musée historique juif d’Amsterdam, que la survie des Juifs des Pays-Bas pendant la guerre, grâce à l’aide que lui aurait prodiguée un peuple néerlandais valeureux, n’est qu’un mythe tenace. On nous a toujours ressassé que, pendant la Shoah, les Juifs hollandais avaient beaucoup moins souffert que leurs coreligionnaires des autres pays d’Europe. J’ai découvert l’opposé : en Europe occidentale, la communauté juive des Pays-Bas est celle qui a subi les plus grandes pertes humaines, 71,5 % des 100 000 Juifs néerlandais ont été déportés et assassinés par les nazis. Ce qui m’a choquée particulièrement lors de mes recherches, c’est la quiétude, l’indifférence et l’organisation des plus pointilleuses avec lesquelles ce meurtre collectif a été planifié et exécuté. Les Juifs, qui étaient des citoyens exemplaires résolument persuadés que rien de terrible ne pouvait leur arriver dans leur patrie, ont obéi scrupuleusement aux ordres que les autorités locales, qui secondaient l’occupant nazi dans sa tâche abjecte, leur intimaient. Je décris dans mon livre les diverses phases de ce processus de déshumanisation parfaitement rodé. Les Juifs acceptèrent sans rechigner d’être recensés et spoliés de tous leurs biens et avoirs, y compris de leurs bicyclettes. Un processus d’exclusion mis en œuvre sans chambarder le moindrement l’ordre régnant.

Sonia Blum, la mère de Yoel, suspecte ses proches voisins, la famille De Lange, qui la loge clandestinement, de collaborer avec les autorités pronazies d’Amsterdam pour sauver leur peau. Le thème épineux de la trahison est au cœur de ce roman.

C’était une période de l’histoire très glauque. Il y avait des héros et aussi beaucoup de salauds. Le grand sage Hillel disait : « Ne juge jamais ton prochain jusqu’à ce que tu sois un jour à sa place ». J’ignore ce que j’aurais fait à la place de la famille De Lange, qui entretenait des relations étroites avec les hautes autorités locales. Plusieurs survivants de la Shoah néerlandais, que j’ai rencontrés en Israël, m’ont raconté que les Juifs qui collaboraient avec la police d’Amsterdam étaient convaincus qu’en agissant de la sorte, ils atténueraient les souffrances de leurs coreligionnaires. Je ne veux absolument pas les juger.

Quel rapport les jeunes Israéliens entretiennent-ils avec la mémoire de la Shoah?

Mon roman est en cours d’adaptation pour la télévision. Afin de susciter l’intérêt des jeunes pour cette histoire, j’ai suggéré aux concepteurs du scénario de relater, dès le premier épisode de la télésérie, le séjour à Amsterdam de Tal, le petit-fils de Yoel, et de ses amis. Ils vivront dans cette ville frénétique l’un des meilleurs moments de leur vie : musique, jazz enivrant, drogues, alcool… J’ai proposé que la rencontre inopinée entre Yoel et Tal dans un bar ne soit narrée qu’au troisième ou quatrième épisode.  Ce dernier ignore que son grand-père séjourne à Amsterdam, et vice-versa. L’horrible tragédie de la Shoah taraude la conscience nationale d’Israël.  Les jeunes Israéliens ne peuvent échapper à cette réalité sombre, car un grand nombre d’entre eux ont grandi en écoutant les récits de survivants, membres de leur famille. Israël est la maison nationale des Juifs. Celle-ci tangue sur des eaux turbulentes qui charrient dans leurs flots l’histoire de la Shoah et d’autres tragédies que le peuple juif a vécues au cours des siècles. De nombreux jeunes Israéliens visitent chaque année les camps de la mort nazis en Europe. L’enseignement de l’histoire de la Shoah fait partie des curriculums scolaires. Ce qui me préoccupe, c’est que les derniers survivants sont en train de disparaître. Dans quelques années, ils ne pourront plus témoigner auprès des jeunes des horreurs qu’ils ont endurées pendant la guerre. C’est pourquoi il est important, et plus nécessaire que jamais, que la Shoah ne soit pas une histoire du passé, mais du présent et du futur. Nous devons rappeler sans cesse aux jeunes que l’être humain est toujours capable de perpétrer les atrocités les plus ignominieuses.

Le monde juif orthodoxe dont vous êtes issue influence-t-il votre travail littéraire?

Certainement. Une vie guidée et enrichie par la Torah, c’est le monde qui m’habite depuis que je suis née. Pour moi, l’étude intense de la Torah, c’est aussi une recherche de sens et d’identité. Tout comme Yoel Blum est engagé dans une quête désespérée de son identité insaisissable. Mon époux, Benny Elon, décédé en 2017, était un rabbin non-conformiste, ouvert à des approches non traditionnelles pour enseigner le Talmud et le Tanakh. Il a été membre de la Knesset et ministre dans le gouvernement de Benyamin Netanyahou. Tout en vivant pleinement dans l’observance religieuse orthodoxe, nous étions toujours ouverts à un vaste monde d’idées et d’influences. J’enseigne aussi le Tanakh et le Midrash. La dimension spirituelle est omniprésente dans tous mes livres. Lorsque j’écris une histoire, j’essaye toujours de trouver les mots justes pour décrire l’essence intérieure d’un être humain.

Vous êtes une défenderesse infatigable des droits des femmes orthodoxes.

Pendant presque trente ans, j’ai écrit une chronique hebdomadaire sur des questions relatives au monde orthodoxe dans le journal israélien Yedioth Ahronot. J’ai été aussi, pendant deux ans, conseillère du premier ministre d’Israël en matière de condition féminine. Je milite depuis longtemps pour les droits des femmes. Mais, la pionnière dans ce domaine en Israël fut ma mère, feue Pnina Peli, qu’on a surnommée « la mère du féminisme orthodoxe ». Au début des années 70, elle fut la première Israélienne à créer un groupe de prière pour femmes dans sa maison, une idée révolutionnaire à l’époque.  J’ai simplement suivi ses traces humblement. Son activisme remarquable a fait depuis de nombreux émules en Israël. Les mynianim, les offices et les établissements où les femmes peuvent étudier la Torah à un haut niveau se sont multipliés ces dernières années en Israël. Cette révolution féminine dans le monde orthodoxe juif s’est étendue à la diaspora : en Europe, aux États-Unis et chez vous aussi, au Canada. Cette révolution, qui est une grande victoire pour les femmes orthodoxes, fait désormais partie intégrante de la vie juive.

Votre fils, Ori Elon, est l’un des cocréateurs de la très populaire série de télévision « Shtisel », qui relate la vie d’une famille Haredi à Jérusalem. Lui avez-vous transmis votre passion pour la création littéraire?

Ori est bien plus talentueux que sa mère. Il n’a pas besoin de moi pour être inspiré. Au contraire, c’est moi qui apprends tous les jours de lui. Mon époux Benny et moi avons élevé six enfants très différents. Je suis la saveta (grand-mère) chanceuse de 30 petits-enfants. Ori, qui a 39 ans, est mon quatrième enfant. Il côtoie étroitement depuis son enfance la communauté ultra-orthodoxe de Jérusalem qu’il dépeint dans « Shtisel ». C’est un monde très complexe qu’il parvient à représenter avec affection et humour. Les histoires éclectiques de la famille Shtisel ont une portée universelle. C’est ce qui explique le succès mondial que connaît cette télésérie, diffusée dans plus de cent pays.  Mon époux et moi n’avons jamais imposé nos valeurs à nos enfants, nous les avons toujours encouragés à faire leurs propres choix.

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