« La lutte contre l’antisémitisme doit être une priorité absolue » Entretien avec le juriste Irwin Cotler

Elias Levy

Elias Levy

 

 

 

 

 

Irwin Cotler, envoyé spécial du Canada pour la préservation de la mémoire de l’Holocauste et la lutte contre l’antisémitisme, a présenté un plan d’action en dix points pour lutter contre la judéophobie au sommet national sur l’antisémitisme qui s’est tenu le 21 juillet dernier. Ancien ministre de la Justice et procureur général du Canada, professeur émérite de droit de l’Université McGill, fondateur et président du Centre Raoul-Wallenberg pour les droits de la personne, Irwin Cotler mène depuis de nombreuses années une lutte sans relâche contre l’antisémitisme et toutes les autres formes de racisme. ll a accordé une entrevue au LVS/ La Voix sépharade.

Le regain d’antisémitisme qui sévit au Canada est un phénomène troublant et inédit. Quel regard portez-vous sur celui-ci?
Depuis un certain temps, nous sommes témoins de la recrudescence très inquiétante d’un antisémitisme mondial, virulent, sophistiqué et même meurtrier, sans précédent depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Cet antisémitisme s’est embrasé lors du dernier conflit armé entre Israël et le Hamas au printemps 2021. Au Canada et dans d’autres pays occidentaux, les Juifs ont été pris pour cible et attaqués dans leurs quartiers, leurs communautés, les campus universitaires… Des synagogues ont été incendiées, des institutions communautaires vandalisées, des cimetières profanés. Les statistiques sont effarantes.
Aux États-Unis, au Canada, en Europe et dans beaucoup d’autres pays, l’année 2020 a été très sombre, on y a recensé le plus haut niveau de crimes de haine antisémites depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Malheureusement, ce terrible fléau continue à se propager. En juin 2021, on a déjà atteint le taux de crimes antisémites commis durant l’année 2020. Un phénomène délétère me préoccupe particulièrement : « la recrudescence de la haine antisémite sur Internet et dans les réseaux sociaux. En une semaine, en mai 2021, 17 000 tweets ont affirmé que « Hitler avait raison » . Une étude récente dénote une augmentation sidérante de 912 % en un an de la haine antisémite sur la très populaire plateforme de réseautage social TikTok, dont 41 % des 1,2 milliard d’utilisateurs sont âgés de 16 à 24 ans.

La tenue d’un sommet national sur l’antisémitisme était donc urgente et impérative.

Absolument. Nous ne pouvons pas rester inertes face à cette flambée d’antisémitisme. Un plan d’action national doit être mis en œuvre pour contrer ce fléau dévastateur. Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, dix ministres de son gouvernement, les critiques des partis d’opposition, des leaders de la société civile et des représentants de la communauté juive canadienne ont participé à ce sommet. L’un des moments les plus forts du sommet fut les témoignages de membres de la communauté juive. Particulièrement ceux très poignants d’un étudiant de l’Université de Toronto et d’une femme noire juive.  L’étudiant a décrit, avec moult détails, la culture d’exclusion antijuive à l’œuvre sur le campus de cette université, le contraignant à choisir entre son identité juive ou son intégration dans la culture prédominante dans le campus. La femme a décrit les discriminations dont elle fait l’objet en tant que Noire et Juive. Les leaders de la communauté juive ont parlé avec franchise et éloquence. Le premier ministre Justin Trudeau a pris la parole après ces interventions. Il a rappelé l’importance de lutter vigoureusement contre les « trois D », terme forgé par le célèbre refuznik Natan Sharansky : la démonisation, la délégitimation et la pratique d’une politique de double standard à l’encontre d’Israël et du peuple juif. L’une des résolutions les plus importantes de ce sommet a été de considérer celui-ci comme l’amorce d’un processus qui aura comme but principal l’adoption et la mise en œuvre d’un plan d’action national visant à combattre l’antisémitisme.

Vous avez tenu à ce que la Communauté sépharade unifiée du Québec (CSUQ), représentée par son président, Jacques Saada, participe aussi à ce sommet sur l’antisémitisme.

Le discours de Jacques Saada été l’un des plus importants et éclairants du sommet. Il a analysé avec brio les diverses dynamiques de l’antisémitisme à l’œuvre au niveau national et international. Jacques a mis à nu les tentatives de blanchir l’antisémitisme sous le couvert des droits de la personne pour dénigrer Israël et remettre en cause sa légitimité. Son allocution, prononcée en français, a été aussi le reflet du riche multiculturalisme qui caractérise la communauté juive canadienne.

Vous avez proposé dix mesures concrètes pour combattre l’antisémitisme. Lesquelles?

1. Rendre obligatoire l’enseignement de l’Holocauste dans les écoles primaires et secondaires et sensibiliser les élèves aux conséquences néfastes de l’antisémitisme. Comme l’a rappelé en 2019 le Dr Ahmed Shaheed, rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté de religion et de croyance : « L’antisémitisme est toxique pour les démocraties. Cette plaie est le canari dans le puits de la mine du mal ».
2. Combattre la négation et la déformation de l’Holocauste dans le cadre de la lutte pour la promotion et la défense de la démocratie et des droits de la personne.
3. Renforcer l’adoption et la mise en œuvre de la définition opérationnelle de l’antisémitisme de l’IHRA – l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste. C’est la définition internationale la plus complète et la plus consensuelle que nous ayons, adoptée déjà par plus de trente pays. Celle-ci doit être mise en œuvre dans tous les secteurs de la société. 
4. Mettre en œuvre le Protocole parlementaire d’Ottawa pour combattre l’antisémitisme, une résolution peu connue, adoptée par le parlement canadien en 2015, qui exhorte le gouvernement canadien à hisser au rang de priorité la lutte contre l’antisémitisme dans sa politique intérieure et étrangère.
5. Renforcer la sécurité des institutions juives qui font l’objet de menaces et d’attaques croissantes : synagogues, écoles, centres communautaires, sites commémoratifs…
6. Combattre l’antisémitisme dans les médias sociaux en adoptant des politiques et des mesures réglementaires plus fermes. Promulguer des lois incitant les plateformes des médias sociaux à bannir toute diffusion de messages haineux antisémites.
7. Les partis politiques canadiens doivent adopter une politique de tolérance zéro à l’égard de l’antisémitisme et éviter que celui-ci ne soit instrumentalisé à des fins de partisanerie politique.
8. Rappeler que l’antisémitisme doit concerner tous les Canadiens et pas uniquement les citoyens juifs. C’est ce qu’a souligné le premier ministre Justin Trudeau dans son intervention lors du sommet.
9. Combattre les crimes haineux antisémites au moyen d’une stratégie basée sur les quatre P : prévention de ces crimes, protection des victimes, poursuite des auteurs de ces exactions et instauration d’un partenariat entre les autorités fédérales, provinciales et municipales.
10. Combattre le blanchiment de l’antisémitisme lorsqu’il se drape sous les oripeaux des valeurs publiques universelles et des droits de la personne.

Comme l’a dit l’ancien secrétaire général des Nations Unies, feu Kofi Annan : « Une ONU qui ne place pas la lutte contre l’antisémitisme au premier plan de son programme de défense des droits de la personne est une ONU qui trahit son passé et renonce à son avenir. »

Les opposants à la définition de l’antisémitisme de L’IHRA affirment que celle-ci vise davantage à faire taire les critiques à l’endroit d’Israël qu’à contrer l’antisémitisme. Que leur répondez-vous?

Ceux qui critiquent la définition de l’IHRA sont très mal renseignés. Celle-ci est le fruit d’un processus de décision très démocratique, qui a duré 15 ans, auquel ont pris part plus d’une trentaine de pays. Cette définition n’est certainement pas tombée de la dernière pluie.
De hauts responsables gouvernementaux, des membres élus d’une trentaine de parlements, des leaders de la société civile, des universitaires, des experts renommés en droits de la personne… ont contribué significativement à l’élaboration de cette définition. Non contraignante, elle a été adoptée par consensus en 2016 et entérinée depuis par plus de trente démocraties.
Ce que les contempteurs de cette définition n’apprécient pas du tout, c’est le fait qu’elle soit ancrée dans les lois protégeant les droits de la personne et l’égalité des droits. Cette définition fait allusion explicitement à l’ancien et au nouvel antisémitisme.
Critiquer Israël ne peut pas être considéré comme un acte antisémite. Pour preuve : les Israéliens ne cessent de critiquer vigoureusement les politiques de leur gouvernement. Cependant, la définition de l’IHRA rappelle que l’antisémitisme peut se manifester aussi par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive.
La définition de l’IHRA donne une série d’exemples patents où la critique d’Israël franchit la ligne la séparant de l’antisémitisme : le reproche fait au peuple juif ou à l’État d’Israël d’avoir inventé ou d’exagérer l’Holocauste; le reproche fait aux citoyens juifs de servir davantage Israël, ou les priorités supposées des Juifs à l’échelle mondiale, que les intérêts de leur pays; le refus du droit à l’autodétermination des Juifs, en affirmant par exemple que l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste… Pour combattre efficacement l’antisémitisme, une définition claire de celui-ci s’impose.
Bon nombre des opposants à la définition de l’IHRA ne souhaitent pas que l’antisémitisme soit combattu et que nous ayons recours à de nouveaux outils législatifs pour l’endiguer.

Croyez-vous que le gouvernement canadien doit renforcer les lois visant à lutter contre l’antisémitisme?

Oui. Les autorités fédérales, provinciales et municipales doivent coopérer étroitement pour s’assurer que les auteurs de crimes haineux antisémites seront punis avec la plus grande sévérité. Ces partenariats pangouvernementaux sont plus que jamais nécessaires. Il est impératif que le Canada renforce ses lois et adopte de nouvelles politiques pour combattre la haine antijuive, particulièrement dans les médias sociaux. Une autre arme cruciale pour combattre l’antisémitisme : l’éducation. L’enseignement de l’histoire de l’Holocauste devrait être obligatoire dans toutes les écoles du Canada. J’ai fortement recommandé au gouvernement la tenue d’une réunion des ministres provinciaux de l’Éducation pour discuter de cette question de premier ordre.  

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