Kabbale et socialisme dans l’œuvre du rabbin Yehouda Ashlag (1885-1954)

Marc Zilbert

 

 

 

 

 

 

Bien que son œuvre ait connu un regain d’intérêt au fil de la dernière décennie en Israël, le rabbin et kabbaliste d’origine polonaise Yehouda Ashlag demeure une figure méconnue dans les milieux d’études juives francophones, surtout en ce qui concerne les aspects politiques de sa pensée. En plus d’avoir été l’un des plus grands kabbalistes du XXe siècle, ainsi qu’un des premiers kabbalistes de renom à prôner la diffusion aux masses de l’enseignement de la tradition mystique et ésotérique juive, le rav Ashlag, rabbin et maître, s’est aussi distingué en tant que pamphlétaire politique et théoricien utopiste d’inspiration socialiste 1. Dans ce qui suit, nous éclairerons l’interdépendance conceptuelle entre le projet kabbalistique du rav Ashlag et son idéal sociopolitique.

R. Ashlag le kabbaliste

Si le rav Ashlag s’est fait connaître, un tant soit peu, de son vivant, dans les milieux traditionnels d’étude de la Torah, c’est en tant que commentateur, traducteur et enseignant dévoué à l’explicitation de la littérature et de la pensée mystique et ésotérique juive (kabbale). Né à Varsovie en 1885 et issu d’une grande lignée de maîtres hassidiques, le rav Ashlag s’est mis à l’étude des grands textes de la tradition kabbalistique (le Zohar, l’Ets Hayyim, etc.) dès l’âge de 13 ans. En 1921, il émigra avec son épouse et ses enfants en terre d’Israël où il passa la plus grande partie du reste de sa vie. Une fois installé en terre d’Israël, il s’entoura d’un cercle de disciples et se mit à enseigner la kabbale et à publier des œuvres kabbalistiques qui lui valurent une réputation de grand érudit. Il publia, notamment, au fil des années 1940 et jusqu’à son décès à Jérusalem en 1954, une traduction, en hébreu moderne, du Zohar, écrit initialement en araméen, ce grand classique de la littérature kabbalistique auquel il dévoua consacra aussi une introduction volumineuse, ainsi qu’un commentaire important intitulé Ha-Soulam (L’Échelle) qui lui valut le titre de Baal Ha-Soulam (auteur de L’Échelle). Toutefois, le rav Ashlag ne s’est pas limité à la seule publication de travaux spécialisés et ésotériques. À la différence des maîtres traditionnels qui concevaient la kabbale comme étant une doctrine secrète destinée à l’usage exclusif d’une élite spirituelle qui devait s’adonner à son étude discrètement, le rav Ashlag y voyait un enseignement essentiel à la vie spirituelle et morale du commun des mortels qu’il fallait, en toute urgence, vulgariser et diffuser au grand public. En effet, il publia de multiples lettres et articles prônant l’enseignement aux masses d’une approche de l’étude et de l’observance juives éclairées par la tradition kabbalistique.
En bon kabbaliste, le rav Ashlag conçoit la finalité de l’existence humaine comme étant la quête de la dvekout (proximité mystique avec le Créateur). Toutefois, cette quête n’aurait rien, selon lui, d’une démarche individuelle. Au contraire, celle-ci n’exige rien de moins que la mise en branle d’un processus de purification spirituelle collective de l’humanité, l’idée étant de nous faire passer d’un comportement égoïste ancré dans la « volonté de recevoir » à un agir altruiste ancré dans la « volonté de donner ». En quoi ce processus permettrait-il aux êtres humains de se rapprocher de leur Créateur? 

Par définition, le Créateur du monde, en tant qu’être infini et parfait, ne manque de rien. Il s’ensuit qu’Il a créé le monde de façon purement altruiste, pour le seul plaisir de ses créatures. Afin que Ses créatures puissent jouir de Sa Création, Il les a créées en tant qu’êtres incomplets animés d’une volonté égoïste de prendre plaisir à ce qu’ils reçoivent de Lui. Or, ce mobile Lui est entièrement étranger. En raison de cette différence essentielle entre la créature (égoïste) et son Créateur (altruiste), l’humanité se trouve séparée, spirituellement, de sa Source, ne pouvant s’en rapprocher que dans la mesure où elle parvient, par mimétisme, à développer une « affinité formelle avec Lui. Ainsi les êtres humains doivent-ils apprendre à prendre plaisir, à l’instar du Créateur, au fait d’agir par amour pour autrui. Afin de rendre possible cet apprentissage, le Créateur aurait fait don au peuple d’Israël d’un enseignement (la Torah) visant la mise en pratique concrète d’un mode de vie animé du commandement divin « d’aimer son prochain comme soi-même » 2. Il s’agirait d’un mode d’existence où le moindre de nos gestes (travail, loisirs, études, rites, etc.) serait entrepris au bénéfice d’autrui (qui prendrait plaisir à recevoir par amour pour le donateur), leur conférant, de ce fait, une signification religieuse inhérente.

Bien sûr, en tant que créature incomplète, l’être humain a besoin de manger, se vêtir, s’abriter, etc. pour survivre. Celui-ci ne peut donc pas se permettre d’agir de manière purement altruiste, à moins qu’il n’ait l’assurance que son prochain en fait de même, d’où l’idée selon laquelle la vie spirituelle est un projet collectif. Or, même si le peuple d’Israël parvenait à mettre en pratique l’idéal altruiste de la Torah, ce ne serait que le début de la « réparation du monde » (tiqqun olam), car l’altruisme d’une nation se doit, pour être cohérent, de s’étendre à l’ensemble de l’humanité. Ainsi, le peuple d’Israël aurait-il pour mission d’éduquer les Nations qui, s’inspirant de son exemple, se conformeraient elles aussi à l’idéal altruiste de la Torah, donnant lieu, de ce fait, à l’avènement de l’ère messianique. Il va sans dire que la mise en pratique éventuelle de cet idéal n’est pas sans conséquence sur le plan sociopolitique.

L’idéal sociopolitique du rav Ashlag

Contrairement à la majorité des rabbins de son époque, le rav Ashlag s’est prononcé, dans de nombreux écrits, en faveur d’une organisation de la société sur un modèle marxiste (ou socialiste) de tendance libertaire (ou antiautoritaire). Inspiré par l’idéal anti-égoïste de la Torah, le rav Ashlag s’oppose à toute privatisation de l’exercice du pouvoir, qu’il soit économique, politique ou autre. dirigeants.
Il préconise plutôt la propriété collective des moyens de production, la distribution des richesses sur la base du principe rendu célèbre par Karl Marx (1818-1883) dans la Critique du programme de Gotha (1875), à savoir : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », qu’il reprend explicitement à son compte, ainsi que la gestion collective démocratique et antihiérarchique de l’ensemble des sphères de la société (politique, économie, culture, etc.).
Selon le rav Ashlag, bien que la société socialiste libertaire soit le seul modèle sociétal compatible avec l’idéal anti-égoïste de la Torah, aucune société de ce type n’est réalisable tant et aussi longtemps que ses membres seront motivés, comme partout ailleurs, par l’amour de soi. Pour illustrer son propos, le rav Ashlag se réfère au contre-exemple de l’Union soviétique. Malgré la collectivisation de la propriété privée, la distribution équitable des richesses et le transfert d’une grande part de l’autorité politique aux conseils d’ouvriers (les soviets) suivant la révolution du mois d’octobre 1917, l’Union soviétique s’est rapidement transformée en société répressive, autoritaire, hiérarchisée et sujette à de fréquentes pénuries.
R. Ashlag explique ce phénomène comme suit : en fonction du principe de distribution socialiste des richesses, le revenu d’un citoyen demeurera stable, peu importe la quantité ou la qualité de ses efforts. Ainsi, pour un travailleur motivé égoïstement, la tentation de resquiller sera énorme. Pour résoudre ce problème, il faudra nécessairement désigner des surveillants pour exercer, à l’endroit des travailleurs, une fonction de contrôle et de contrainte. Mais puisqu’il n’y a, ultimement, personne pour surveiller les surveillants, alors s’ensuivront un phénomène de laisser-faire et de sous-production endémique et, de ce fait, une dysfonction sociétale généralisée menant à la nécessité d’un exercice répressif et autoritaire du pouvoir politique par des idéologues convaincus et sans scrupules. Une population motivée, dans son travail et sa participation à la prise de décision collective, par un principe d’altruisme, ne serait pas tentée par le resquillage, ce qui permettrait d’éviter la séquence désastreuse décrite précédemment. En dépit de l’échec du modèle soviétique, le rav Ashlag croit qu’il faut mettre en place un système communiste libertaire sur le plan national et (par souci de cohérence) international. Ainsi, plutôt que de se contenter d’un « socialisme égoïste » comme l’ont fait les Soviétiques, il prône l’adoption d’un « socialisme altruiste ». Comment propose-t-il d’y parvenir? C’est en réponse à cette question que se manifeste la fonction sociopolitique du projet éducationnel ashlagien.

La voie kabbalistique vers un socialisme altruiste ou de la pédagogie à la politique. Vers un ordre planétaire messianique.

Selon le rav Ashlag, il y a deux voies que peut emprunter la mise en place d’un ordre socialiste libertaire altruiste sur le plan international, soit (1) la « voie de la souffrance » et (2) la « voie de la sagesse ».
La « voie de la souffrance » désigne le processus de développement évolutif que suivent, selon Marx et (surtout) son collaborateur Friedrich Engels (1820-1895), les sociétés humaines, ainsi que la nature en son ensemble (organismes biologiques, systèmes solaires, etc.). Conçu comme processus dialectique, l‘évolution serait mue par l’entrechoquement violent de forces antagonistes. En principe, ces entrechoquements se perpétueraient jusqu’à ce qu’il y ait résolution de l’antagonisme (adaptation) menant à un nouvel ordre des choses situé sur un plan évolutif supérieur qui donnerait lieu, à son tour, à de nouveaux antagonismes et ainsi de suite, jusqu’à la résolution ultime de tout antagonisme possible. S’inspirant de la perspective marxiste, le rav Ashlag croit que les sociétés humaines tendent, naturellement ou providentiellement, à évoluer dialectiquement vers un degré toujours plus élevé de solidarité et, de ce fait, vers une intimité grandissante avec le Créateur. Il s’agit toutefois d’un processus d’une brutalité extrême (guerres, persécutions, exploitation, révolutions sanglantes, etc.).
Il est un processus alternatif, ou du moins complémentaire, qui consiste à emprunter la « voie de la sagesse », à savoir l’étude et l’observance pacifique et volontaire de la Torah. Dans un premier temps, le rav Ashlag et ses disciples diffuseraient cet enseignement à l’ensemble du peuple d’Israël qui, en l’incarnant, le partagerait avec l’ensemble de l’humanité. Il ne s’agirait pas toutefois de convertir les Nations au judaïsme, ni de les priver de leurs croyances spirituelles propres, mais de les encourager à interpréter celles-ci à la lumière de ce commandement suprême qu’est l’amour du prochain. Ainsi, l’ère messianique, telle que conçue par le rav Ashlag, correspondrait, sur le plan de l’organisation sociopolitique des collectivités humaines, à l’époque de la résolution ultime des antagonismes (socialisme libertaire) et sur le plan spirituel, à un Monde enfin réparé, devenu le lieu d’une existence humaine vécue dans la proximité (dvekout) la plus intime qui soit possible entre créature et Créateur (altruisme universel). 

L’échec du projet ashlagien

Nous savons aujourd’hui que le projet sociopolitique et religieux du rav Ashlag n’a jamais porté fruit. Il y a, en Galilée, une communauté (Or Ha-Ganouz) fondée par un groupe de ses successeurs qui cherchait à réaliser les idéaux du rav Ashlag, mais à petite échelle seulement, sans les ambitions planétaires du maître. Il existe aussi, à l’heure actuelle, des organismes (notamment Kabbalah Centre et Bnei Baruch / Kabbalah Laam) ayant pour vocation de diffuser, à l’échelle internationale, une version fortement vulgarisée et accessible, voire déjudaïsée, de la doctrine du rav Ashlag, dans une optique de développement spirituel individuel, sans égard notamment aux enseignements sociopolitiques du maître. Aussi la « réparation du monde » sur la base de l’idéal altruiste de la Torah, telle qu’interprétée par le rav Ashlag, devra continuer de se faire attendre.

 

Pour en savoir plus : Ashlag, Yehouda. Le don de la Tora – Matan Tora, traduit par Michel Benhayim. France : Publication indépendante, 2020.

Notes:

  1. Suivant en cela une certaine tradition interprétative des écrits de Marx et Engels, le Rav Ashlag employait les termes « socialisme » et « communisme » de façon interchangeable. Pour assurer la clarté du présent texte, nous avons choisi d’utiliser les termes « socialisme » ou « socialiste » uniquement.
  2. Lévitique 19 ;18
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