Au sujet de l’affaire Sarah Halimi : interrogation sur une décision de la justice française

PAR Sonia Sarah Lipsyc

Sonia Sarah Lipsyc

 

 

  

 

 

 

Amnon J. Suissa

Entretien avec Dr Amnon Suissa

Comme de nombreuses personnes au sein de la communauté juive et au-delà, Dr Amnon Suissa a été choqué par les décisions de la justice française au sujet de Sarah Halimi (paix à son âme) qui a considé-ré que son assassin et voisin Kobili Traoré n’était pas responsable de ses actes lorsque ce 4 avril 2017, il s’est introduit chez elle, l’a battue et défenestrée en criant « « Allahou Akbar, j’ai tué le sheitan (le satan ) ».
La justice française a considéré que le discernement de Traoré avait été aboli par la consommation d’une grande quantité de cannabis qui aurait provoqué « une bouffée délirante ». Et que donc, ne sachant pas ce qu’il faisait, il ne pouvait être reconnu pénalement responsable de son crime.
Nous avons sollicité l’avis du Dr Amnon Suissa en tant qu’ancien directeur du programme d’études en santé mentale de l’Université de Montréal, spécialiste et auteur d’ouvrages sur les dépendances, dont « Le Monde des AA. Acooliques, gamblers, narcomanes », Presses de l’Université du Québec, 2009.

 

Est-ce que selon vous, la prise massive et régulière de cannabis pourrait provoquer ou participer à susciter « une bouffée délirante aigüe » ? Et de fait, altérer ou abolir le jugement de celui qui en consomme comme l’ont tranché les différents juges en France dans l’affaire Sarah Halimi à l’appui des rapports psychiatriques?

Dans tout abus de substances psychotropes, à distinguer avec usage modéré, il y a des effets indésirables qui peuvent couvrir une variété impressionnante de conditions. Si dans la littérature psychiatrique, la bouffée délirante aigüe (BDA) s’apparente à un trouble psychotique dit bref, le sujet qui abuse de cannabis pourrait manifester cette condition de manière dite brutale. Ce qu’il faut tout d’abord souligner, c’est que la BDA peut avoir des origines multiples qui n’ont rien à voir avec la substance cannabis proprement dite. Plus exactement, une crise majeure affective, familiale, une perte d’un être cher ou des traumatismes sévères peuvent entraîner des symptômes qui s’apparentent à cette condition.
Pour mesurer l’effet global d’une substance, tel qu’avec le cannabis, il y a la loi de l’effet reconnue scientifiquement. Ce contexte doit rassembler certaines conditions : la substance, la dose consommée, la perception et la connaissance du produit, les raisons sous-jacentes à l’abus, l’effet attendu (placébo), les valeurs culturelles, la personnalité et les contingences de contrôle social, soit le système sociolégal, le milieu sociofamilial.
À titre d’exemple, les rastafaris en Jamaïque (Bob Marley) consomment régulièrement le cannabis (Ganja) sans créer de psychoses ou de bouffées délirantes. Consommé pour se rapprocher de Dieu, et combiné à des pratiques rituelles qui donnent un sens, ce cadre ordonné de l’usage semble protéger les individus et les groupes des effets négatifs et pervers des substances.
À l’opposé, dans le cas du meurtrier de Sarah Halimi, les raisons sous-jacentes dans sa relation au cannabis s’inscrivent dans une fuite de la réalité et de ses problèmes. Provenant d’un milieu socioéconomique précaire, l’assassin est un citoyen avec un passé de délinquant et dont l’abus de cannabis fait partie de son style de vie. Contrairement aux usagers dont la motivation première est le plaisir (anniversaire, fêter un événement heureux, réussite d’un projet, réunion familiale, etc.) et où la tendance à la dépendance sera faible, celle du meurtrier s’appuie sur des motifs négatifs : faible estime de soi, solitude, angoisse, culpabilité, malaise, stress, etc. Donc à mon avis, la prise massive de cannabis, combinée à un style de vie malsain, peut modifier les états de conscience qui à leur tour peuvent altérer le jugement. Ceci étant, il y a lieu d’insister et de nuancer; ce n’est pas la substance en soi, mais bien l’état psychique et social de la personne dans sa relation au cannabis qui sera déterminante. 

Dans cette optique, cette consommation de cannabis, substance toujours illicite en France, dédouanerait-elle de toute responsabilité pénale et morale celui qui en a pris avant de commettre son crime?

Si on tient compte des raisons sous-jacentes à l’abus dont la BDA ferait partie, le cas du meurtre de Sarah Halimi blâmant l’abus de cannabis plutôt que le meurtrier en question, soulève des questions d’ordre légal, éthique, social, voire scientifique. D’une part, il y a un discours dit de la pathologie/maladie qui évacue l’intentionnalité et la responsabilisation en plaidant l’intoxication aigüe et la BDA, et d’autre part, il y a l’idée qu’un comportement, aussi complexe soit-il, pourrait être dicté par une substance objet mettant en veilleuse le sujet et l’acteur intentionnel. Nous assistons alors à ce que j’appelle un déplacement sujet/objet ou « ce n’est pas moi c’est la substance ou un autre moi ». Qui est responsable?
À cette question, on peut dire qu’en attribuant au cannabis la causalité du meurtre gratuit et à caractère antisémite, on banalise la responsabilité primaire de l’individu abuseur. Cette norme légale permet de nourrir et de perpétuer la vision que la personne exhibant un comportement violent est d’abord victime d’une pathologie/maladie sur laquelle elle n’a généralement pas le contrôle. Les effets pharmacologiques ne peuvent constituer une preuve ni un facteur concret de prédiction de comportement de violence. Cet aspect est important, car la substance n’a rien à voir avec la dépendance, c’est l’interprétation et l’expérience personnelle qui déterminera si le cycle de la dépendance sera ou non enclenché. La dépendance est d’abord un problème d’individu et non de substance.
En d’autres termes, ce n’est pas la substance toxique en soi qui va déterminer le niveau de risque de violence, mais bien la nature de la relation qu’on établit avec celle-ci. Si plusieurs personnes violentes ont également un problème d’abus de cannabis, le fait est qu’une partie non négligeable de la population passe à l’acte alors qu’ils sont tout à fait sobres. La bouffée délirante dite aigüe est d’abord une classification dans la bible psychiatrique (DSM-5) et ne constitue pas en soi un diagnostic. En bref, le modèle médical psychiatrique axé sur les dysfonctions s’appuie principalement sur des données recueillies à partir des symptômes, à savoir la symptomatologie au détriment de l’origine des conditions psychosociales en question. Comment appliquer un « diagnostic » à des personnes qui ne vivent pas les mêmes contextes et conditions et dont les motifs des comportements ne relèvent pas de la même logique? Comme outil de classification qui permet de hiérarchiser des centaines de conditions de troubles mentaux, le DSM-5 peut-être utile au plan descriptif, mais est loin d’être exact. Loin d’être neutre, la pratique clinique en psychiatrie ne cadre pas souvent avec la science, l’évolution du patient est unique (équifinalité). Qui tient le projecteur sur le lieu de la scène en décidant d’éclairer tant de pourcentages plutôt que d’autres facteurs? En bref, l’intentionnalité et la responsabilité de l’abuseur ne disparaissent pas par magie derrière la substance, si toxique soit-elle, il est et reste le sujet de ses comportements. 

Regrettez-vous que tout un contexte socioculturel et religieux n’ait pas été suffisamment pris en compte dans ce jugement? Ce qui aurait peut-être mis en valeur le degré d’intention de faire du mal à la victime?

Rappelons les faits. Durant la nuit du 3 au 4 avril, dans un HLM de l’Est parisien, Kobili Traoré, 27 ans, s’introduit dans l’appartement de Sarah Halimi. Aux cris d’Allah Wakbar, entrecoupés d’insultes et de versets du Coran, le jeune homme la roue de coups, avant de la défenestrer. « J’ai tué le sheitan » (le démon, en arabe), a-t-il hurlé. Au lendemain du drame, Kobili Traoré est mis en examen pour meurtre. L’expertise psychiatrique conclut que le suspect a été pris, cette nuit-là, d’une « bouffée délirante aigüe » après une forte consommation de cannabis, mais que ce trouble psychotique n’écartait pas sa responsabilité pénale et n’était « pas incompatible avec une dimension antisémite ». Le caractère antisémite dans cette affaire a été alors réclamé et retenu par le parquet et les parties civiles. Essayez d’expliquer le manque d’intentionnalité à des milliers de mères nord-américaines ayant perdu leurs enfants sur les routes à cause de comportements de chauffards ayant conduit avec des facultés affaiblies? Des centaines et des milliers de cas de meurtres, de violence, d’accidents graves et de négligence parentale sont présentés régulièrement devant les cours de justice par des avocats experts spécialisés qui défendent leurs clients en prônant l’intoxication aigüe, voire l’aliénation mentale.
Aurait-il agi ainsi sous l’effet de la BDA si son vis-à-vis était une musulmane voilée? Aurait-il récité des versets du Coran en disant Allah Wakbar si sa victime était musulmane? Comment ne pas tenir compte que la décision de consommer abusivement le cannabis lors de ce meurtre n’était pas volontaire sur le plan des intentions de l’abuseur? Pourquoi la BDA serait plus présente au moment précis du passage à l’acte alors que le sujet est un fumeur invétéré de cannabis depuis de nombreuses années? Comment peut-on à la fois commettre un crime antisémite, c’est-à-dire avoir conscience de la nature de son acte, tout en étant jugé irresponsable?

Pensez-vous que l’affaire Halimi aurait été évaluée différemment par des experts médicaux et psychiatriques ici au Québec quant à la part de responsabilité et de culpabilité du criminel dans sa prise de substances?

Pour répondre à cette question complexe, il y a lieu de contextualiser la place qu’occupe le DSM-5 des 2 côtés de l’Atlantique. Publié pour la première fois en 1952, avec une liste de moins de 60 pathologies, ce code de classification qu’est le DSM est passé à plus de 530 conditions comprises comme des pathologies. Cet outil de dépistage, ne pas confondre avec des diagnostics est d’abord et avant tout une construction sociale et culturelle purement américaine. Ceci étant, et alors qu’en France un citoyen vient d’être condamné à un an de prison ferme pour avoir lancé un chien d’un balcon, que penser de ce revirement où la justice a été « volée » avec ce meurtre antisémite? La Cour de cassation a décidé de ne pas responsabiliser l’acte meurtrier en libérant, à ce stade-ci, l’assassin de Sarah Halimi. Si le président Macron est en faveur d’une responsabilisation du meurtrier, plusieurs personnalités, dont les philosophes Badinter, Finkielkraut, Henri Lévy et Onfray déclaraient : « Tout laisse penser, dans ce crime, que le déni du réel a encore frappé ». Lors de la manifestation au Trocadéro à Paris pour dénoncer la décision de la Cour de cassation, la phrase suivante illustre autrement cet enjeu légal :« La première leçon du jugement dans l’affaire Sarah Halimi, c’est cela : le droit français vous lave de vos fautes si vous êtes très défoncé. »
À la question de savoir si au Québec on aurait traité ce meurtre de la même façon, je peux juste déduire que le modèle psychiatrique américain est et reste la référence centrale dans la gestion de ces cas, aussi complexes que celui de Sarah Halimi. Ceci étant, et dépendant de qui est touché par l’acte en question, le résultat ne sera pas le même. Ainsi, quand Claude Dubois conduit avec les facultés affaiblies ou quand Maripier Morin blâme sa dépendance pour expliquer ses comportements inappropriés, ces mêmes comportements seraient gérés différemment si les sujets sont des citoyens ayant un statut social et économique précaire et avec des liens sociaux faibles. Les juges au Québec, comme en France, miseront sur le potentiel de réhabilitation axé sur la force des liens qui sont, jusqu’à un certain point, un gage important du succès dans le processus de prise en charge. Aurions-nous assisté à un même dénouement avec le cas de Bissonnette le meurtrier de la Grande Mosquée de Québec s’il avait plaidé la BDA ou l’intoxication aigüe? Mon expérience clinique de quelques décennies me démontre que le recours à la pathologisation des comportements pour dénigrer la responsabilité objective et intentionnelle des agresseurs est bel et bien vivante. Que ce soit dans les cas d’abus sexuels d’enfants, de violence, conjugale ou à saveur raciale ou antisémite, il ne manque pas d’avocats, des deux côtés de l’Atlantique qui plaideront la BDA ou l’intoxication aigüe pour défendre leurs clients au nom d’une pathologie inscrite au DSM-5. Au Québec, je ne crois pas qu’on aurait mis en veilleuse le contexte et les paroles à saveur antisémite avant le passage à l’acte, les preuves de l’intentionnalité sont un facteur à considérer.
En conclusion, et alors que la discipline psychiatrique a fait des avancées extraordinaires dans le champ médical, cette discipline est et reste une science non exacte. Le jugement posé par la Cour de cassation en France nous ramène quelques décennies en arrière. Plaider la BDA ou la « maladie » de la dépendance pour justifier des comportements aussi violents que ce meurtre à caractère antisémite milite contre le potentiel des humains à s’autoresponsabiliser comme citoyens. Que ce soit en France ou au Québec, comment expliquer le silence des psychiatres, des responsables de la santé et des associations féministes pour dénoncer ce type de pratique révolue? Où est la distinction entre l’abuseur et la victime? uy lejano, me encantaría participar más activamente en la Comunidad Sefaradí.

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