La marque du Grand Rabbin Sir Jonathan Sacks (1948-2020)

PAR Noémie Issan-Benchimol

Noémie Issan-Benchimol

 

 

 

 

 

 

 

 

Rabbin Sir Jonathan Sacks 1

 

Faire ressentir et penser la foi religieuse, le génie des textes juifs (…) le tout grâce à une transmission faite de bienveillance et de partage
 

 

 

Lorsqu’il s’agit de présenter la vie et l’œuvre d’un géant de la Torah, d’un gadol, qui fut aussi une Lumière des Nations, comme le fut le Rabbin Jonathan Sacks, le risque est grand de s’en tenir à une hagiographie et de ne faire qu’aligner des dates, des titres de livres, de prix reçus et de diplômes honoris causa (dans son cas nombreux et prestigieux). Une simple recherche Wikipédia répondra aisément à ceux qui cherchent des détails sur la vie et l’œuvre incroyables de celui qui fut une sorte de Grand-Rabbin mondial du judaïsme, d’ambassadeur des croyants, d’intellectuel public penseur du religieux et des grands défis contemporains.
L’enjeu, le vrai, est d’essayer de faire sentir au lecteur et lectrice peu familiers du Rabbin Sacks, l’ampleur de ce qui a été et qui n’est plus. Avant d’opérer un retour sur quelques-uns des traits importants de ce qu’il fut, il convient en effet de prendre acte de l’immensité de la perte. La différence entre un Maître et un simple penseur, tient à ce que l’existence du premier justifie à elle seule le monde, par son exemplum, par le fait même qu’une génération mérite de vivre en même temps que lui, parce ce qu’il transfigure quelque chose de notre judaïsme et denotre humanité commune. Et pour le cas du Rabbin Sacks, la formule sur la justification du monde prend une touche paradoxale : il tenait en effet que l’une des fonctions premières de l’absence de réponse juive aux grandes questions de la théodicée, pourquoi le mal et la souffrance des enfants, pourquoi Auschwitz et Hiroshima, était d’empêcher une réconciliation coupable avec le monde tel qu’il est. Si la réponse existait, peut-être bien qu’elle nous satisferait et engourdirait notre sens moral et notre envie de corriger, d’agir, de réparer, ce qui n’est pas souhaitable d’un point de vue religieux et éthique. Justifier le monde en le rendant plus juste, donc, et non en lui trouvant des justifications comme on trouve de bonnes excuses, voilà qui est sans doute une description exacte de ce à quoi fut consacrée sa vie.

Les figures tutélaires  

La question à laquelle on doit répondre quand on veut raconter une grande figure intellectuelle de la modernité est : contre qui sa pensée s’élevait-elle? Quel fut l’Ancien qu’il détruisit et quel Nouveau instaura-t-il? C’est précisément la question à laquelle on ne doit pas répondre quand on a à faire à une figure rabbinique importante pour qui la seule question qui vaille est : qui furent ses Maîtres? Rabbi Sacks s’en reconnaissait trois principaux : Le Rabbi de Loubavitch, rencontré dans sa jeunesse et qui le lança dans le leadership juif et l’éducation, le Rav Soloveitchik qui lui apprit à penser et à lier Raison et Foi, et le Rav Nahum Rabinowicz, moins connu du grand public, qui fut son maître à la Yeshiva à Londres. Mathématicien, éminent posseq halakha, décisionnaire de la loi juive, et figure importante du monde sioniste religieux, le Rav Rabinowitz est décédé un an avant son disciple, qui lui avait rendu hommage dans une eulogie poignante.
Un mot sur un mauvais procès qui lui a parfois été fait, à sa droite de l’échiquier religieux, celui de n’être pas un décisionnaire de la loi juive et d’avoir peu écrit sur la loi juive proprement dite d’avoir été « plus Oxbridge 2 qu’etz hayim », c’est-à-dire d’être plus à l’aise avec des théologiens catholiques et des philosophes qu’avec des rabbins. Certes, il n’était pas décisionnaire, il laissait ça à ceux qui le faisaient mieux que lui, et réservait son énergie pour ce qu’il faisait mieux que tout le monde, la pensée de la Bible. Mais il avait bien une très grande culture halakhique, de la loi juive, comme en témoignent ses textes écrits alors qu’il était grand rabbin d’Angleterre et du Commonwealth sur des responsa ou des ouvrages de loi juive. 

Un rabbin inclassable 

Une part non négligeable de ce qui fit le succès planétaire de Jonathan Sacks tient à l’impossibilité de l’assigner à un courant précis du judaïsme. Il était sioniste en un sens minimaliste, c’est-à-dire défenseur de l’abri souverain pour le peuple juif sur sa terre, sans pouvoir être classé parmi les rabbins du mouvement sioniste religieux. Dans la lutte contre l’antisémitisme, dont il fut une figure centrale, il fit toutefois place à l’antisionisme comme métamorphose contemporaine de l’antisémitisme. Rabbi Sacks était rabbin qui n’était ni haredi (ultra-orthodoxe) ni stricto sensu modern orthodox. Un classique plus qu’un moderne. Pour les franges les plus à gauche du judaïsme, il sonnait encore trop comme un esprit conservateur, brillant, mais pas forcément courageux au niveau sociétal (sur les questions LGBTQIA ou sur les femmes). Pour les franges plus à droite, comme un rationaliste qui aimait un peu trop parler de théologie chrétienne et de la foi en général.
Si on voulait tenter un bon mot, on dirait que c’était juste un rabbin juif, que c’était là sa grandeur, sa place et peut-être son unicité. 

La réception en Israël

En fait, il avait quelque chose de profondément européen, au sens noble du terme, qui explique peut-être son succès moindre en Israël. Il s’est récemment passé quelque chose d’assez joli sur le rapport de Rabbi Sacks à Israël. En avril dernier, en plein confinement et première vague de la COVID-19, le bureau de rabbi Sacks a contacté la journaliste et intellectuelle Sivan Rahav Meir pour organiser avec le Rabbi Sacks une rencontre musicale autour des chansons de la vedette israélienne religieuse Ishay Ribo. Cette rencontre sur Zoom, organisée pour faire ce que Rabbi Sacks a fait toute sa vie, à savoir toucher les gens là où ils sont, fut un franc succès. On y a découvert un rabbin à la sensibilité religieuse à fleur de peau, profonde, qui n’hésite pas à dire que la musique populaire le touche, qu’il y a dans la culture israélienne et ses réappropriations des textes juifs, et dans la culture du piyout (poème liturgique) quelque chose qui touche à la fois le cœur et la tête, qui émeut et qui fait penser. Rabbi Sacks a dit que lorsqu’il voyait Ishay Ribo chanter la foi et la faire ressentir à un public qui en majorité, ne l’avait pas, ça lui donnait des frissons, les spectateurs ont eu le sentiment qu’en fait, il parlait aussi un peu de lui et de son entreprise. Faire ressentir et penser la foi religieuse, le génie des textes juifs, à une audience mixte, où chacun reconnaitrait, qui de son monde, qui de l’altérité, le tout grâce à une transmission faite de bienveillance et de partage « I’m a poet and take poetic license. », « je suis un poète et je prends la liberté du poète » disait-il. Il y avait d’ailleurs une grande musicalité dans sa voix, ses modulations, son phrasé, une forme de perfection entre forme et fond rarement atteinte.
Pour revenir plus précisément sur la réception de Rabbi Sacks en Israël : il a eu pour des individus en questionnement, partout dans le monde et donc aussi en Israël, l’effet strictement inverse à celui d’un Yeshayahu Leibovitz, dont on dit, en riant à moitié, qu’il n’avait pas son pareil pour transformer un juif en questionnement en un athée convaincu. Rabbi Sacks a eu pour beaucoup de Juifs et Juives de partout au monde, et donc encore une fois y compris en Israël, le rôle de celui qui ramène à la maison, qui ramène à la raison, qui donne des réponses structurées, fines, intelligentes cultivées à des questions vertigineuses de la foi et de la vie et qui permet de rester dans l’orthodoxie, de rester dans l’identité juive, qui convainc par ce qu’il dit et qui donne envie par ce qu’il est, son exemple personnel, sa droiture morale, sa hauteur philosophique et sa spiritualité vivace.

Le philosophe moral

Rabbi Sacks n’était pas juste un philosophe amateur, un philosophe pour non-philosophe ou un vulgarisateur, c’était aussi un philosophe pour les philosophes. La philosophie fut sa première formation à Oxbridge, la philosophie morale sa vocation, qui n’a d’ailleurs cessé de le poursuivre toute sa vie. Rabbi Sacks a eu comme doctoral advisor le grand éthicien britannique Bernard Williams, auteur du très grand classique sur la honte comme sentiment moral, Shame and Necessity. Il racontait leur relation tumultueuse sur fond d’opposition entre athéisme et croyance, mais ce qu’il disait surtout, c’est l’existence d’un langage commun, celui de la raison et de la justice : « La justice, c’est la raison appliquée à la vie morale. » Dans cette seule phrase, se lisent déjà quelques traits de sa philosophie morale : réaliste, robuste, rationaliste, exigeante.
Dans son dernier livre : Morality : Restoring the common good in divided times, il opérait une critique du marché et de l’État, dont la nature est d’augmenter leur pouvoir et la concurrence, là où la moralité est question de coopération, de responsabilité. Le marché et l’État parlent à l’intérêt égoïste là où la moralité parle du bien commun, je/nous. Ces arguments, qui semblent simples, ne le sont que parce qu’il y avait chez le Rabbi Sacks l’inlassable désir d’être compris, d’être clair, de ne pas jargonner. Toutefois pour qui a quelque culture des sujets qu’il évoquait, toute son écriture respire la culture immense, la réflexion philosophique, mais, et c’est là sa beauté, sans qu’on sente la sueur ni qu’on soit intimidé par sa plume. Une part non négligeable de son succès à une époque où relativisme moral et fondamentalisme semblent les seules options, la première pour les tièdes et la seconde pour les chauds, tient dans la simplicité et le bon sens de certaines de ses propositions. Face à une prolifération postmoderniste qui n’a plus de sol stable, rappeler inlassablement, les leçons philosophiques de la Thorah :

– L’Espoir, celui qui a fait vivre le peuple juif et que le peuple juif a fait vivre.
– La Liberté : si le déterminisme radical a raison, au nom de quoi se battre pour une société libre, la démocratie?
– La Dignité, intrinsèque de l’homme, du fait même qu’il est créature de Dieu.
– Le judaïsme, une religion et un peuple qui ne sont pas seulement des problèmes, mais proposent aussi des solutions.

« On nous a fait croire que la tolérance naissait seulement sur fond de relativisme moral. Mais la vérité, c’est qu’on ne peut rien défendre sur la base du relativisme moral, pas même le relativisme moral. »
Ainsi, dans son livre consacré aux racines de la violence religieuse 3, il montrait qu’une interprétation non naïve de la Bible permettait de contrer les récits supersessionistes chrétiens ou musulmans fondés sur la lutte fratricide à mort pour l’héritage de l’Alliance et ferait place ainsi aux récits des autres, à leur dignité et à leur histoire religieuse tout en affirmant la sienne propre. Isaac et Jacob sont bien les fils de l’Alliance, mais Ismaël et Esaü sont également reconnus comme descendance et bénis. Toujours la même idée de faire la place à l’autre, à « la dignité de la différence » sans sombrer dans le relativisme.
Rabbi Sacks c’était donc la philosophie morale sans la moraline, la théologie sans la bigoterie, la mystique sans le pathos, l’orthodoxie sans la crispation ni l’angoisse de la disparition. La narration sans le romantisme, le sentiment sans le sentimentalisme, la raison sans les ratiocinations, la science sans le scientisme, la foi sans l’hystérie. C’était tout ce qu’il fallait pour un judaïsme authentique et sain. Et qui va cruellement manquer. Que son souvenir soit une bénédiction.

Notes:

  1. Il fut notamment de 1991 à 2003, Grand Rabbin des Congrégations hébraïques unies du Commonwealth (note de la rédaction, ndr)
  2. « Mot-valise qui désigne à la fois l’université de Cambridge et l’université d’Oxford, les deux plus anciennes universités du Royaume-Uni et du monde anglophone » (ndr prise justement de Wikipédia).
  3. Voir Dieu n’a jamais voulu ça : la violence religieuse décryptée, Gallimard, Paris, 2018
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