Micro-trottoir : le prix de la viande casher

PAR Elias Levy

 

Elias Levy

Elias Levy

 

 

 

 

 

Dans la communauté sépharade, la question du prix de la viande casher demeure un sujet épineux qui suscite un malaise palpable dès qu’il est abordé. Pour preuve : plusieurs des personnes qui ont accepté de nous livrer leurs points de vue sur cette question ont préféré le faire sous couvert d’anonymat.Qu’est-ce que la casherout? 

Myriam (prénom fictif). Orthodoxe, mariée et mère de quatre enfants, résidante de Côte Saint-Luc.

C’est un secret de polichinelle! À Montréal, le prix de la viande casher est simplement prohibitif. Il y a quelques années, j’achetais des rôtis, de l’agneau, des langues de bœuf… sans prendre en considération les prix, qui à l’époque, comparativement à ceux d’aujourd’hui, étaient bien plus bas. J’ai été obligée de changer radicalement mes habitudes de consommation. Les grosses viandes, je ne les achète qu’à l’occasion des fêtes juives. La viande hachée, je n’en achète que quand il y a des spéciaux. J’expérimente régulièrement de nouvelles recettes sans viande. Mon époux et mes enfants se sont peu à peu adaptés à ces nouvelles habitudes alimentaires. Nous sommes six personnes à la maison. Durant les fêtes juives, il nous arrive de nous retrouver une quinzaine ou une vingtaine de personnes autour de la table. Leur servir de la viande, c’est toute une gageure. Le prix mirobolant de la viande casher grève substantiellement le budget mensuel qu’une famille consacre à la nourriture. La viande n’est pas une exception. Tout est devenu très cher : le poisson, les épices, les fruits… Je me demande comment font les familles nombreuses ayant des revenus limités. La viande casher devrait être subventionnée pour les familles les plus nécessiteuses. Je suis consciente que ce vœu demeurera pieux. Mais notre communauté a le devoir de se pencher urgemment sur ce dossier, qui, à mes yeux, devrait être très prioritaire, car il pénalise fortement beaucoup de familles de notre communauté, notamment les Sépharades, qui sont de gros consommateurs de viande casher. Ne rien faire et continuer à se plaindre, ce n’est pas une solution!

Michael Bensemana. Orthodoxe, marié, père de six enfants, résidant de Côte Saint-Luc.

Étant orthodoxes, ma famille et moi respectons très rigoureusement les règles de la cacherout. Mais pour composer avec les prix exorbitants de celle-ci, nous avons été contraints de chercher des alternatives. Désormais, dans nos repas, nous avons substitué la viande par du tofu, du riz, des légumes et d’autres ingrédients alimentaires. Mon épouse prépare souvent des mets végétariens. Nous n’avons pas un autre choix étant huit personnes à la maison. Pour beaucoup de familles de notre communauté, la viande casher est devenue un grand luxe. Nous essayons d’en manger une fois par semaine, le Shabbat, et à l’occasion des fêtes juives. Pourquoi les boucheries casher augmentent-elles leurs prix la veille des fêtes juives? À l’instar des frais de scolarité des écoles juives, qui augmentent chaque année, le coût de la viande casher pèse lourd sur le budget familial. Ce qui est très frustrant dans cette affaire, c’est que nous nous sentons totalement impuissants face au monopole exercé dans ce domaine par le Vaad Ha’ir de Montréal. N’ayant pas d’autres issues, les consommateurs de viande casher sont pris en otage. Il faudra à un moment donné apporter une réponse communautaire à ce grand problème qui affecte de plus en plus de familles juives.

Sarita Benchimol. Traditionaliste, deux enfants adultes (vivant à l’extérieur du foyer), résidante de Côte Saint-Luc.

J’étais une Juive libérale qui n’avait jamais respecté la cacherout, jusqu’à ce que mes deux filles, qui sont devenues pratiquantes, me le demandent. Par ailleurs, quand ma sœur était très malade, j’ai fait une promesse à Dieu : respecter l’un des principaux commandements du judaïsme, la cacherout. Je constate avec regret que les prix de la viande casher sont astronomiques. La cacherout est devenue une source d’angoisse pour les familles juives pratiquantes qui ont beaucoup de difficulté à joindre les deux bouts à la fin du mois. L’écart de prix entre la viande casher et la viande non casher n’est pas justifié. Dans le cadre de mes fonctions professionnelles — la gestion d’un Centre de recherche sur le cancer de l’Université McGill —, je cherchais des échantillons du cœur d’un animal. La différence de prix entre ceux trouvés dans un abattoir casher et ceux provenant d’un abattoir non casher était considérable. Un écart difficilement justifiable. Bénéficiant d’une situation de monopole, les boucheries casher se permettent d’augmenter à leur guise les prix de la viande, notamment avant les fêtes juives. À Montréal, de plus en plus de Juifs respectent la cacherout.  » Si nous demeurons impassibles, rien ne changera. Si les premiers concernés, les consommateurs de viande casher, ne se mobilisent pas, ne protestent pas vigoureusement, ne boycottent pas certains produits dont les prix sont aberrants ou ne s’organisent pas au sein d’un mouvement structuré de contestation, ce problème se perpétuera ad vitam æternam. Les récriminations formulées individuellement n’ont aucun impact.

Raphaël (prénom fictif). Orthodoxe, marié, père de cinq enfants, résidant de Côte Saint-Luc.

Le prix de n’importe quel produit est déterminé en fonction de l’offre et de la demande. À Montréal, le problème est que le Vaad Ha’ir contrôle exclusivement l’offre de la viande casher, donc automatiquement son prix. Il ne permet pas au marché de déterminer les prix en fonction de l’offre et de la demande. Ainsi, les distributeurs de viande casher exercent un monopole implacable. Ils ne permettent pas à des distributeurs de l’extérieur d’opérer sur le marché montréalais de la viande casher.  Récemment, un magasin à grande surface montréalais a mis en vente du poulet casher certifié COR (Commission de la Cacherout) provenant de l’Ontario. Le Vaad Ha’ir de Montréal reconnaît cette marque de certification casher. Ce poulet était vendu 30 % moins cher que le poulet certifié Marvid. Pourtant, le Vaad Ha’ir a envoyé une lettre à tous les traiteurs cacher et aux institutions juives les intimant de ne pas acheter ce poulet certifié COR, 30 % moins cher. Pourquoi pénaliser de la sorte les consommateurs de viande casher? Il est vrai que le Vaad Ha’ir jouit d’une excellente réputation internationale en ce qui a trait à la haute qualité de la cacherout qu’il supervise. Mais le consommateur juif montréalais paye chèrement cette « haute qualité ». Tant que les instances de cette institution n’autoriseront pas l’importation de viande casher de l’extérieur, ce problème ne sera jamais résolu. La Communauté sépharade unifiée du Québec (CSUQ) a annoncé récemment qu’elle compte attaquer de front ce problème. Je reste dubitatif. En effet, dans notre communauté, on aime beaucoup se plaindre, mais dès qu’il s’agit de passer à l’action, on recule toujours en se confondant en excuses et en se contentant de la solution la plus facile : continuer à payer de plus en plus cher la viande casher.

Alégria (prénom fictif). Traditionaliste, divorcée, trois enfants, résidante d’Outremont.

Je me considère comme une Sépharade traditionaliste. Mon budget me permet de payer un peu plus cher la viande casher, mais je n’ai aucune envie de payer quatre fois le prix de la viande non casher. Récemment, dans un magasin à grande surface montréalais, j’ai vu un gros steak non casher à 17 $ et, dans une boucherie casher, un petit morceau de steak, avec un grand os et plusieurs kilos de graisse, à 18 $. La viande casher ne se démarque pas toujours par sa qualité. Pour vous en rendre compte, vous n’avez qu’à comparer le prix d’un poulet non casher, nettoyé, propre et sans gras, avec celui d’un poulet casher, avec la peau et trois kilos de graisse. Le premier est vendu au quart du prix du second. Je comprends qu’un Juif orthodoxe s’abstienne de jeter un coup d’œil au comptoir des viandes non casher. Mais un Juif non religieux pourrait être très tenté. Dans le casher, le prix et la qualité laissent souvent à désirer. Cette réalité m’a contrainte à changer drastiquement mes habitudes alimentaires. Mes enfants se sont rapidement adaptés à celles-ci. Désormais, nous ne mangeons de la viande qu’exceptionnellement. Nous avons remplacé progressivement celle-ci par des mets à base de riz et de légumes, du saumon, de succulents burgers « Beyond Meat » végétariens… Pendant que les consommateurs de viande non casher mangent quasi gratuitement — constatez-le par vous-même en ouvrant une circulaire d’IGA ou de Provigo —, les consommateurs de viande casher continuent à être bernés par les distributeurs de celle-ci qui exercent un monopole sans faille sur ce marché de plus en plus lucratif.

Simon (prénom fictif). Observant, marié, un enfant adulte (vivant à l’extérieur du foyer), résidant de l’Île-des-Sœurs.

Je suis un Juif observant. Je fais partie des très nombreux Juifs montréalais qui sont de plus en plus frustrés par la hausse vertigineuse des prix de la viande casher. Par ailleurs, en dépit de son prix indécent, la qualité de cette viande laisse parfois à désirer. Je suis prêt à payer un peu plus cher celle-ci, mais à condition que son prix soit justifié. Récemment, j’ai acheté deux rouleaux de schnitzel de dinde casher dans deux supermarchés. La différence de prix entre les deux établissements était de 5 $ le kilogramme. C’est offusquant! Nombreux sont ceux dans notre communauté qui ont perdu la foi en la viande casher. Montrez-moi où dans la Halakha (loi juive) il est écrit que les responsables de la cacherout peuvent abuser sans ambages des consommateurs de celle-ci? Avec tout le respect que je dois au Vaad Ha’ir, je tiens à rappeler aux dirigeants de cette institution que ce sont eux qui doivent desservir la communauté juive, et non le contraire. La frustration est énorme. Le silence abyssal dans lequel se cantonnent les leaders de notre communauté chaque fois qu’on aborde la question des prix de la cacherout est consternant.

 

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