R. Osnat Barazani – la Tanaïte du Kurdistan juif

PAR Gabriel Abensour

Gabriel Abensour

 

 

 

 

 

Gabriel Abensour est originaire de Strasbourg. Il émigre en Israël à 18 ans et rejoint la Yeshivat Hakotel pour cinq années d’études religieuses, à la suite desquelles il entame ses études universitaires à l’Université hébraïque de Jérusalem. Après un B.A. de philosophie, économie et sciences politiques, il rejoint le département d’études juives, où il se concentre depuis sur la pensée rabbinique nord-africaine. Doctorant, sa thèse porte sur la littérature rabbinique algérienne à l’époque coloniale. Il étudie également à l’institut Shalom Hartman (Jérusalem), enseigne et écrit sur différentes plateformes juives, en hébreu et en français. Il a cofondé le centre d’études Ta Shma à Jérusalem, dans lequel il intervient régulièrement. Dans le cadre de cette rubrique sur la culture sépharade, Gabriel Abensour tiendra une chronique qui nous présentera des figures importantes du monde sépharade tout au long de l’histoire.

Il existe deux façons de commenter l’existence de femmes juives érudites jusqu’au 19 siècle. La première consiste à s’émerveiller de ces quelques femmes ayant réussi à se faire une place parmi des milliers d’hommes, dans la conscience collective juive. La seconde, au contraire, nous appelle à une réflexion plus critique : Pourquoi sont-elles si rares? Quel prix ont dû payer ces femmes érudites pour étudier, enseigner et écrire dans un monde patriarcal et exclusivement masculin? Combien d’autres femmes, qui auraient pu enrichir la tradition juive de leur érudition, ont-elles été éloignées des textes, découragées, voire interdites à l’étude?

Virginia Woolf, célèbre autrice anglaise de la première moitié du XXe siècle, avait tenté d’expliquer l’absence des femmes dans les grands noms de la littérature anglaise, en décrivant ce qu’aurait été le destin de la jumelle imaginaire de Shakespeare. Conditionnée dès le plus jeune âge à aspirer à des choses plus « féminines » que le monde du théâtre, celle-ci aurait malgré tout désobéi et opté pour l’apprentissage. Mais constamment réduite à son genre, elle ne put faire usage de son savoir et finit par devenir une anomalie sociale, avant de perdre la raison. Cette biographie imaginaire permettait à Woolf de décrire succinctement un système complexe éliminant les femmes des sphères de l’art, du savoir et de la vie publique 1.  À quelques adaptations près, ce qui est juste pour la sœur de Shakespeare dans l’Angleterre du 17e siècle, l’est aussi pour la sœur de Rachi dans la France médiévale, où pour celle de Maïmonide dans l’Égypte du 12e siècle.

Les femmes juives érudites que nous connaissons ne font pas exception à cette règle. Les maisons d’études leur étant fermées, la plupart accèdent à l’érudition par des moyens informels, souvent par un père dépourvu d’enfant mâle, qui décide de faire entorse à la règle. C’est également ainsi que commence l’histoire de la femme qui occupe notre chronique du LVS pour ce numéro.

L’émergence d’une érudite

La Rabbanite Osnat Barazani a vécu au début du 17e siècle dans la ville de Mossoul (la Ninive biblique), au cœur du Kurdistan. Si son nom a traversé les siècles, c’est parce qu’elle reste jusqu’à ce jour la seule femme ayant porté le titre de Rosh Yeshiva, c’est-à-dire une femme ayant dirigé une école rabbinique traditionnelle composée uniquement d’hommes. R. Osnat était la fille de R. Chemouel Bar Netanel Halevy, qui s’était fixé pour mission de redorer le blason du judaïsme kurde, alors en manque cruel d’érudits et de leaders spirituels. R. Chemouel fonda plusieurs yeshivot (maisons d’étude) dans le pays. Animé par le feu de l’étude, il n’a pourtant pas d’enfant mâle à qui transmettre son amour et son savoir. C’est ainsi qu’il décida d’enseigner à ses filles, malgré les réticences traditionnelles et sociales, et plus particulièrement à la plus douée d’entre-elles, Osnat.

Une fois adulte, il la maria au plus doué de ses élèves, Rabbi Yaakov Mizrahi, imposant toutefois une étrange condition au mariage : celui-ci devra renoncer d’emblée à imposer une quelconque tâche ménagère à Osnat, pour que celle-ci puisse continuer à étudier et à enseigner. Lorsque R. Chemouel décéda, c’est son gendre, R. Yaakov, qui prit la tête de la yeshiva de la ville. Après son mariage, R. Osnat eut deux enfants et était chargée de l’enseignement des plus jeunes.  Mais son époux décéda encore jeune, laissant derrière lui une famille brisée, mais également une communauté en cruel manque d’érudits.

L’état de crise autorisant souvent des solutions extraordinaires, c’est à ce moment-là que les regards se tournèrent vers R. Osnat. Selon son propre témoignage, R. Osnat avait une érudition au moins similaire à celle de son mari, mais également une expérience pédagogique avec les jeunes enfants de la communauté. Reprendre la yeshiva était cependant un acte hautement plus subversif au sein d’une société ne connaissant probablement que des femmes illettrées et absentes de la sphère publique.

À l’instar de l’image romantique d’une femme jonglant parfaitement entre sa féminité et son statut social, il est probable que R. Osnat paya un lourd tribut personnel pour son étrangeté sociale. Dans quelques fragments autobiographiques ayant été préservés, elle décrit ce qui était pour elle une tâche masculine d’autant plus lourde qu’en dehors des murs de la yeshiva, elle redevenait une simple femme dans un environnement hostile. Dans un hébreu magnifique et poétique, n’ayant rien à envier aux plus grands noms du judaïsme séfarade, Osnat décrit sa misère et les divers abus qu’elle subit. Avec subtilité, elle s’approprie l’affirmation talmudique selon laquelle « l’honneur d’une femme est à l’intérieur », en en  renversant le sens. Pour elle, son destin était de se confiner sa vie durant dans l’intérieur symbolique de la maison d’étude, dans la yeshiva, mais en tant qu’érudite libérée de toute fonction sociale. Mais voilà que son rôle de rosh yeshiva l’obligeait désormais à sortir au grand jour, pour récolter des fonds et pour diriger la communauté, deux tâches qui lui pesaient.

Réminiscences

L’imaginaire populaire des Juifs du Kurdistan a également maintenu le souvenir de R. Osnat, à laquelle les femmes vouaient un culte et dont se revendiquent, avec beaucoup de fierté, bien des Juifs kurdes contemporains (le nom Barazani est commun parmi la communauté kurde israélienne). La communauté kurde la surnomme « la Tanaïte » en référence aux premiers maîtres du Talmud, et deux légendes ont traversé les âges. La première veut qu’Osnat ait été ménopausée à un jeune âge, immédiatement après la naissance de son fils et de sa fille, pouvant ainsi se consacrer à l’étude tout en ayant accompli le commandement de procréation, nécessitant la mise au monde d’un fils et d’une fille 2. Selon une seconde légende, R. Osnat était d’une grande beauté, ce qui poussa un jour un vaurien non-juif à s’introduire chez elle avec des intentions peu louables. L’histoire raconte que R. Osnat fit usage des noms sacrés de la tradition kabbaliste pour clouer l’homme au plafond. Ce n’est qu’après avoir obtenu la promesse du pacha de la ville qu’il punirait le malfrat, qu’elle accepta de le libérer.

Les bribes que nous connaissons au sujet de R. Osnat nous sont parvenues au moyen de quelques manuscrits rédigés de sa main, notamment des lettres envoyées à des rabbins de la région pour que ceux-ci viennent en aide à sa yeshiva, mais aussi quelques poèmes. L’hébreu est poétique et riche en expressions bibliques et talmudiques. Dans le monde rabbinique oriental, la maîtrise de l’hébreu étant souvent un marqueur social, c’est sans surprise que les destinataires lui répondent avec le plus grand respect, laissant parfois transparaître une véritable fascination. La réponse d’un de ses contemporains, le Rabbin irakien Pinhas Hariri, nous est parvenue. Comme il est d’usage, le rabbin ouvre sa lettre en vantant son interlocuteur, en mêlant les titres rabbiniques traditionnels à des titres ajoutés spécialement pour cette femme hors du commun : « Embrasse donc sa main, car c’est un maître! Prosterne-toi donc face à cette femme, notre enseignante, notre rabbin Osnat, la dame telle une colombe parfaite, ma vérité et ma foi, mon diadème et ma splendeur, la mère et le rabbin, la resplendissante dont le nom est connu, que l’Éternel son Dieu soit avec elle et que grandisse son nom, Amen. »

Finissons cette chronique avec un extrait d’une lettre rédigée par R. Osnat, écrite en vers, et dont malheureusement la traduction ne peut reproduire l’élan poétique 3.

[…] Vers les montagnes, je porte mon regard,

Vers les monts du Peuple d’Israël, ses mécènes et ses princes,

J’ouvrirai devant vous tous les sujets,

Peut être me prendrez-vous en pitié, me consolerez-vous par vos paroles,

Me renforcerez-vous par vos palabres, m’aiderez-vous par vos consolations,

Me direz-vous, par vos bouches et vos lettres:
« Sois forte, renforce toi, libère ton cœur de toute inquiétude.

Le Dieu puissant ne se détournera pas, il se réjouira et prendra plaisir. » […]

 

Que le ciel, et vous-même, m’ayez en pitié, par le mérite du tombeau de mon père, afin que la Torah ne disparaisse pas de ces communautés. Car il ne reste plus que moi pour enseigner, guider et prêcher… et je suis moi-même endettée, sans pouvoir vendre quoi que ce soit et sans fils adulte pouvant aller de communauté en communauté.

Car ce n’est pas là l’habitude d’une femme que d’errer de communauté en communauté, comme il est dit: « Toute resplendissante est la fille du roi dans l’intérieur du palais; Elle porte un vêtement tissu d’or. » (Ps. 45:13)

Or moi, de ma vie je ne suis jamais sortie à l’extérieur, j’étais ici telle une fille du roi d’Israël. Qui est mon roi ? Les sages ! J’ai grandi sur les genoux des grands sages, gâtée par mon père, il ne m’a appris aucun travail manuel, mais uniquement l’ouvrage du ciel, afin d’accomplir ce qui est écrit: « tu l’étudieras jour et nuit. » Malheureusement, il n’eut pas de fils, mais que des filles.

 

 

Il fit juré mon compagnon de ne point me laisser travailler, et ainsi agit celui-ci. Dès le départ, [mon mari] le rav était occupé par son étude et n’avait pas le temps d’enseigner aux élèves. C’est moi qui leur enseignais à sa place, j’étais une aide à ses côtés.

Malheureusement, il a maintenant quitté ce monde, me laissant moi et les enfants à nos peines…

אשא עיני אל ההרים.

הרי ישראל הנדיבים והשרים.

אפתחה לפניהם ענייני וכל הדברים.

אולי יכמרו רחמיהם. וינחומני בדבריהם.

ויחזקוני בפיוסיהם. ויעזרוני בתנחומיהם.

ויאמרו לי בפיהם ומכתביהם. חזקי והתאמצי ולבך מדאגו עולם אל ימס.

הן אל כביר לא ימאס. וישיש ויתעלס. […]

 

 

 

אלא רחמי שמים ורחמיכם שתרחמוני בעבור קבר אבא ז »ל והרב ז »ל, שלא תיעלם תורתם ושמם מאלו הקהילות — שאני נשארתי מלמדת תורה ומוכחת ודורשת… ואני בזו הצרה שנפלו עלי כמה חובות … אין לי דבר למכור ולא בן גדול או שליח שיחזור לנו לקהילות.

גם כן אין דרכה של אישה לחזור לקהילות, שנאמר: « כל כבודה בת מלך פנימה ממשבצות זהב לבושה » (תהלים מ »ה, 13).

« … ואני מיומי מפתח ביתי לחוץ לא יצאתי, בת מלך ישראל פה הייתי. — « מאן מלכי? — רבנן »! בין ברכי חכמים גדלתי,  מעונגת לאבי ז »ל הייתי. שום מעשה ומלאכה לא למדני, חוץ ממלאכת שמים, לקיים מה שנאמר: « והגית בו יומם ולילה ». בעוונות הרבים, לא היו לו בנים כי אם בנות.

וגם כן השביע את בן זוגי לבלתי עשות בי מלאכה, וכן עשה כאשר ציווהו. ומתחילה הרב ז »ל טרוד היה בעיונו ולא היה לו פנאי ללמד התלמידים, כי אני הייתי מלמדת אותם במקומו, עוזרת הייתי כנגדו. עתה בעוונות הרבים הלך הוא למנוחות, ועזב אותי והילדים לאנחות… »

Pour en savoir plus sur R. Osnat Barazani :

Uri Melammed and Renée Levine. Rabbi Asnat: A Female Yeshiva Director in Kurdistan. Pe’amim 82 (2000), pp. 163–178 (Hebrew).

Shirley Kaufman & others. Defiant Muse: Hebrew Feminist Poems from Antiquity: A Bilingual Anthology. Feminist Press, 1999

Notes:

  1. Voir Virginia Woolf, Une Chambre à soi.
  2. Bien que le commandement de procréer n’incombe qu’aux hommes, la loi juive estime qu’une fois mariée, la femme juive ne doit pas empêcher son mari d’accomplir ce commandement. Selon cette histoire, R. Osnat fut ménopausée immédiatement après ce commandement accompli ce qui lui permettait d’avoir une vie conjugale tout en pouvant se consacrer essentiellement à l’étude. 
  3. Pour le texte en hébreu, nous renvoyons à la version en ligne
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