Rav Yossef Messas – un rabbin nord-africain à l’heure du changement

PAR GABRIEL ABENSOUR

 

Gabriel Abensour est originaire de Strasbourg. Il émigre en Israël à 18 ans et rejoint la Yeshivat Hakotel pour cinq années d’études religieuses, à la suite desquelles il entame ses études universitaires à l’Université hébraïque de Jérusalem. Après un B.A. de philosophie, économie et sciences politiques, Gabriel rejoint le département d’études juives, où il se concentre depuis sur la pensée rabbinique nord-africaine. Doctorant, sa thèse porte sur la littérature rabbinique algérienne à l’époque coloniale. Il étudie également à l’institut Shalom Hartman (Jérusalem), enseigne et écrit sur différentes plateformes juives, en hébreu et en français. Il a cofondé le centre d’études Ta Shma à Jérusalem, dans lequel il intervient régulièrement 1. Dans le cadre de cette rubrique sur la culture sépharade, Gabriel Abensour tiendra une chronique qui nous présentera des figures importantes du monde sépharade tout le long de l’histoire.

 

Éducation et enfance

Rabbi Yossef Messas (1892-1974) fut l’une des plus riches figures du judaïsme séfarade du XXe siècle. Né à Meknès (Maroc) au sein d’une. famille rabbinique marocaine, Rav Messas perd son père et maître à l’âge de douze ans, ce qui l’obligera à travailler laborieusement pour subvenir aux besoins de ses proches. Sur cette période, il écrira : « Je suis occupé la plupart de la journée à subvenir à mes besoins, à ceux de la mère de mon père, à ceux de ma femme et à ceux de mes petits frères, qui dépendent tous de moi. Face à ces difficultés, je vole de mon temps le jour et la nuit pour étudier la Torah dans des livres empruntés, car je ne possède que très peu de livres – il est difficile d’en acheter et je n’ai pas l’argent pour en acheter – que Dieu ait pitié… 2 »
Malgré ces conditions précaires, R. Yossef Messas devint bien vite un savant renommé. Ses nombreux ouvrages, certains écrits dans sa jeunesse, témoignent d’une maîtrise hors du commun des textes traditionnels du judaïsme – le Talmud, les écrits halakhiques (de loi juive) classiques ou encore la Kabbale – mais également de solides connaissances profanes, acquises de façon autodidacte. À 32 ans, R. Messas est nommé rabbin de Tlemcen (Algérie), seize ans plus tard, il retourne à Meknès en tant que dayan (juge rabbinique). En 1964, il monte en Israël et accède au poste de grand rabbin de Haïfa, qu’il occupa jusqu’à son décès en 1974.
R. Yossef Messas était une figure rabbinique plurielle et polyphonique. Décisionnaire de renom, il était également poète, intellectuel ou encore artiste, enluminant lui-même ses ouvrages. Il publia de son vivant trois volumes d’échanges épistolaires s’étendant sur plusieurs décennies – les Otsar Hamikhtavim – où l’on trouve des correspondances avec des figures aussi variées que le Rav Abraham Itshak Kook, le Rabbihassidique de Satmar, David Ben Gourion, des universitaires, etc.

Ouverture et créativité

R. Messas était également un modèle d’ouverture. Soucieux de maintenir l’entente et la fraternité au sein du peuple juif, il prit des décisions halakhiques audacieuses afin de diminuer les tensions communautaires, à une époque où le judaïsme était en crise et la sécularisation galopante. Dans un de ses responsa, il autorise la consommation de vin touché par un Juif profanant le shabbat, ce que la Halakha, la loi juive traditionnelle, interdirait 3, arguant qu’un refus risquerait de blesser profondément le Juif concerné et que dans une telle configuration, la paix et l’entente sont plus importantes 4. Dans un autre responsum, il encourage les dons d’organes aux non-juifs, afin « de multiplier l’amour entre les hommes et que tout le monde sache que nous sommes les créatures d’un même Dieu 5 ». Fervent sioniste, il rédigea des poèmes en l’honneur de Yom Haatsmaout, Fête d’indépendance de l’État hébreu, de Tsahal son armée et de la réunification de Jérusalem. À un jeune juif qui lui demandait quelle conduite adopter durant l’office de Yom Haatsmaout, le rabbin répondit avec simplicité : « Tu es un Juif craignant, ne prêtes pas attention aux vaines paroles que les autres professent et remercie comme nous le Tout-Puissant pour ses miracles en fêtant ce jour de Yom Tov (de fête) dans la joie; avec la récitation complète du Hallel 6 en reconnaissance à notre Dieu 7 . »

« Koa’h Dé-hetera » – Une vision courageuse de la Halakha 

Ses connaissances halakhiques impressionnantes permettaient parfois à R. Messas de prendre des décisions courageuses, visant à diminuer le fossé qui se creusait alors entre judaïsme et monde moderne. Cette parution du LVS étant consacrée à la nouvelle génération séfarade, je propose aux lectrices et lecteurs de découvrir l’audacieuse tentative de R. Messas, visant à résoudre le décalage dans la pratique religieuse entre l’ancienne génération arabophone et la nouvelle génération francophone de son époque. Nous sommes dans la première partie du 20e siècle et sous l’influence culturelle française, les jeunes femmes juives ne se couvrent plus la tête. Un jeune mari écrit à R. Messas, soucieux de savoir si le refus de sa femme de se couvrir la tête doit le conduire au divorce. R. Messas ouvre ainsi son responsum : « Sache, mon fils, que l’interdiction de se découvrir les cheveux pour une femme mariée était un sujet pris au sérieux, ici à Meknès, et que cette interdiction était admise par tous. Ça l’était également dans toutes les villes du Maroc avant l’arrivée des Français. Mais peu après leur arrivée, les femmes juives ont brisé cette règle, ce qui provoqua l’ire des rabbins, des sages et des craignant-Dieu. Mais le scandale s’amenuisa et les voix dissonantes finirent par s’éteindre… Et maintenant toutes les femmes sortent avec la tête découverte et les cheveux au vent, à l’exception des femmes âgées qui gardent la tête couverte, même si elles ne la couvrent pas entièrement. Quand j’arrivais dans la pieuse Tlemcen (Algérie) comme rabbin – j’avais alors à peu près 30 ans – je remarquais que de façon systématique, toutes les femmes, même les plus âgées, avaient les cheveux découverts, coiffés selon diverses modes, exactement comme cela finit par arriver ici, au Maroc. Alors à cette époque, j’ai eu à coeur de trouver une justification halakhique à cette pratique, conscient que raviver la pratique du couvre-chef n’était simplement pas une option viable, puisque le fait de se découvrir les cheveux venait du fait que le monde avait changé et qu’il continue de changer, au fur et à mesure que le temps progresse 8. »

La logique guidant R. Messas tout au long du responsum fut la suivante : si les jeunes femmes se découvrent toutes la tête, y compris les plus pieuses d’entre-elles, il convient de réexaminer les raisons de cette coutume et de tenter de vérifier si cette attitude peut se défendre a posteriori. À grand renfort de sources classiques, R. Messas se lança dans une démonstration dont la conclusion sera sans équivoque : si le couvre-chef ne fait plus honneur aux femmes, il n’a plus de raison d’être et ne pas le porter, même en étant mariée, ne saurait être une transgression. Ce responsum exprime parfaitement la personnalité de R. Messas. Rabbin traditionnel (« orthodoxe », bien que dans le contexte nordafricain ce mot hérité des tensions interashkénazes est longtemps resté inconnu), R. Messas était pourtant parfaitement au fait des besoins de son époque et à l’écoute de ses fidèles. Grand érudit, il avait les connaissances et la crainte du Ciel suffisantes pour affirmer sans hésitation ses décisions halakhiques les plus audacieuses. Si toutes ses décisions n’ont pas toujours fait l’unanimité – celle précitée ayant été contestée par plusieurs de ses collègues – tous lui reconnaissaient une intégrité et une érudition hors du commun. Son approche, commune à de nombreux rabbins nord-africains, consistait à élargir les frontières religieuses afin d’éviter une rupture avec la périphérie la plus assimilée. C’est probablement pour cette raison que le monde séfarade n’a longtemps connu ni « orthodoxes » ni « réformés », mais uniquement des Juifs, ayant chacun un degré plus ou moins avancé de pratiques, mais évoluant au sein des mêmes communautés, guidés par les mêmes rabbins. Ainsi, tout au long de sa vie, c’est à lui que s’adressèrent les plus hautes autorités confrontées aux problèmes halakhiques les plus complexes, que seul un rabbin parfaitement de son niveau pouvait résoudre. Le défunt R. Chalom Messas, Grand rabbin de Jérusalem et petit cousin de R. Yossef Messas, le qualifia de tsadik¸ génie, sage parfait, intègre, spécialiste de la halakha et couronne et gloire de la famille Messas 9.

 

Notes:

  1. Nous vous invitons à lire également l’entretien que nous avons eu avec lui, sur son itinéraire de jeune leader dans le monde sépharade de ce numéro du LVS de décembre 2019
  2. Otsar Hamikhtavim 1:73
  3. La Halakha traditionnelle estime que la profanation publique et consciente du shabbat équivaut à une négation de l’Alliance entre Dieu et son peuple. Par conséquent, les autorités traditionnelles (voir par exemple le Choulkhan Aroukh Y.D, 119) interdisent la consommation de vin touché par un profanateur du shabbat.
  4. Voir Otsar Hamikhtavim 2:1302
  5. Responsa Mayim Hayim, Y.D, responsum 109.
  6. Le Hallel est une louange récitée les jours de fête à la synagogue. Réciter le Hallel à Yom Haatsmaout, cela signifie estimer que l’établissement de l’État d’Israël est un fait religieux, proche du miracle. La récitation du Hallel ce jour-là fait encore polémique, tout particulièrement au sein de l’ultra orthodoxie ashkénaze, refusant à l’État d’Israël tout caractère religieux et parfois même antisioniste.
  7. Otsar Hamikhtavim 3:1569.
  8. Otsar Hamikhtavim 3:1884. Le responsum complet est disponible en ligne, en français : http://www.modernorthodox.fr/wp-content/uploads/messas.pdf
  9. Voir Otsar Hamikhtavim 3, introduction de R. Chalom Messas.
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