VOIX SÉPHARADES OUBLIÉES : SIONISME ET CONFLIT JUDÉO-ARABE

PAR GABRIEL ABENSOUR

Gabriel Abensour

En Israël depuis neuf ans, Gabriel Abensour a étudié cinq ans à la Yeshivat Hakotel avant de poursuivre des études de philosophie, économie et science politique à l’Université hébraïque de Jérusalem où il poursuit aujourd’hui en Histoire juive une recherche sur le judaïsme nord-africain des derniers siècles. Il est le créateur du site modern orthodox (www.modernorthodox.fr) et a été l’un des fondateur du Beit Hamidrash indépendant Ta-shma à Jérusalem.

 

 

À l’aube du XXe siècle, les sépharades constituaient l’élite intellectuelle juive locale du yichouv 1, en terre d’Israël. Descendants juifs du Maghreb et de l’Empire ottoman ayant émigré par foi en Palestine 2 au 19e siècle, ils étaient rabbins, médecins, journalistes ou encore hommes d’affaires fervents défenseurs de la langue hébraïque et sionistes de la première heure, ils déversaient leur verve et leurs rêves dans le journal Ha-herut 3. Pourtant, Nissim Melloul, Shimon Moyal, Joseph Mamane et leurs confrères sont tombés dans l’oubli, à l’instar de tout un pan de l’héritage séfarade.

En effet, si les sépharades israéliens revendiquèrent une reconnaissance culturelle dès les années 60, celle-ci se heurta à un mur d’indifférence. À la fin des années 70, une série télévisée retraçant l’histoire du sionisme (Amoud Hanane) ira même jusqu’à effacer totalement la présence sépharade au sein du mouvement, obligeant un groupe d’intellectuels, menés par la défunte Vicki Shiran 4 à porter plainte à la Cour Suprême. Ce n’est que des décennies plus tard, en 2016, que le ministre de l’Éducation mit en place un comité ayant pour but la réhabilitation de l’héritage sépharade 5. Forts de ces avancées, une nouvelle génération de chercheurs se penche sur les voix sépharades oubliées de l’histoire d’Israël, nous permettant une réévaluation de notre mémoire collective et ouvrant de nouveaux horizons pour le futur.

Dans les lignes qui suivent, je voudrais rendre hommage à ces voix sépharades oubliées, dont l’une des luttes principales était la promotion d’un sionisme complexe, capable d’éviter l’aliénation des populations arabes. Du début du 20e siècle et jusqu’aux années 20, ces intellectuels tentèrent d’orienter le sionisme vers l’Orient, mettant en avant la composante sémite du peuple juif, les rapprochements religieux et culturels entre Juifs et Arabes, et dénonçant ce qu’ils identifiaient comme des relents d’orientalisme 6 européen au sein du sionisme occidental. Car c’est bien là l’un des paradoxes originels du sionisme, pris entre sa volonté d’autoémancipation à travers un foyer national sémite, et la tentation paradoxale de se considérer comme le dernier bastion occidental au Moyen-Orient, étranger à la culture et aux peuples locaux. Un siècle plus tard, leur écho, toujours pertinent, pose la question essentielle de la place des sépharades, véritables ponts culturels potentiels dans la résolution du conflit israélo-arabe.

Shimon Moyal : pour un sionisme judéo-arabe

Né à Jaffa, au sein d’une famille rabbinique marocaine, Shimon Moyal était l’un des intellectuels importants de la communauté juive sépharade de Palestine. Polyglotte et médecin, Moyal était aussi un fin connaisseur de l’Islam et œuvrait sans relâche pour un sionisme ouvert, qui éviterait tout conflit entre les populations arabes indigènes et le mouvement national juif naissant. Parmi ses nombreuses actions, on peut citer son audacieuse entreprise de la traduction du Talmud en arabe dont seul le premier volume introductif sera publié afin, écrivait-il, « d’éviter les malentendus entre les arabophones et le plus ancien peuple au sein d’entre-deux, le peuple israélite, source des prophètes. 7  »

On notera, au passage, que Moyal, à l’instar d’autres intellectuels juifs moyen-orientaux, refusait la dichotomie entre Juifs et Arabes. Pour lui, les Juifs, du moins ceux vivant en terre arabe, appartenaient tout autant à la culture locale que leurs voisins chrétiens et musulmans. De même, les musulmans, représentant le groupe hégémonique au sein du monde arabe, ne pouvaient nier la centralité du peuple juif au sein de leur propre tradition religieuse.

Mais l’action de Moyal n’était pas qu’œcuménique. Fervent défenseur du sionisme, il fonda en 1913 un journal sioniste en langue arabe, Sawt al-‘Uthmaniyya (La voix de l’Ottomanisme), dont le but assumé était de convaincre les Arabes du bienfondé du sionisme. À l’instar de la majorité des sionistes de l’époque prémandataire britannique, Moyal n’imaginait pas un État-nation indépendant, mais plutôt une autonomie juive partielle sur la terre d’Israël, au sein de l’Empire ottoman qui gouvernait encore la Palestine 8. Pour lui, les identités juive, arabe et ottomane, bien loin de s’opposer pouvaient parfaitement s’additionner.

Pourtant, la fondation du journal suscita immédiatement une opposition virulente de la part des sionistes ashkénazes, englués au sein d’un paradigme binaire européen et refusant toute complexité identitaire. Dans cette optique, le sionisme devait faire immerger une culture juive « pure » de toute influence extérieure, et ne pouvait donc pas composer avec d’autres identités. En 1911, Abraham Ludvipol, un journaliste sioniste originaire de Russie, lança la première attaque dans le quotidien Ha-Tsvi, accusant les intellectuels sépharades d’imiter le modèle assimilateur européen. En effet, pour lui, et pour la majorité des sionistes ashkénazes, l’utilisation de la langue arabe signifiait un renoncement à la culture hébraïque au profit d’une intégration juive à l’intérieur de la population arabe comme c’était le cas dans les pays européens où les Juifs usaient de la langue du pays. C’est dans un hébreu lyrique et rude que Moyal lui répondit quelques jours plus tard :

« Monsieur Ludvibol me prend probablement pour son opposant… pour avoir osé, moi le sépharade, l’oriental, lui prouver que son expérience et ses opinions européennes ne lui suffisent pas toujours à comprendre comme il se doit les sujets de l’orient…

La foi nationale européenne est celle de l’assimilation des différents peuples au sein de la société générale… alors que pour le peuple arabe de cette terre, le nationalisme inclut l’indépendance de chaque tribu et de chaque peuple, avec ses propres dirigeants, sa propre langue et sa propre société, mais tous unis par l’amour du pays, l’amour de la nation ottomane et la connaissance de la langue [arabe] comme le reste des races. (Moyal, Ha-herut, 19.10.1911) »

Pour Moyal, Ludvipol était pris au piège d’un biais sioniste particulariste, emprunté au nationalisme européen. Dans la logique binaire occidentale, l’individu ne pouvait être fidèle qu’à une seule et unique entité politique, incarnant son identité nationale et culturelle. À cela, Moyal opposait une vision multiculturelle ottomane, reconnaissant à chaque ethnie le droit à l’autodétermination religieuse, politique et culturelle, le tout au sein d’un même empire, faisant office de pouvoir fédéral. Ainsi, pour Moyal écrire en arabe n’avait aucune portée assimilatrice, mais unificatrice, étant donné les mentalités locales.

 

Joseph David Mamane (1887-date de décès inconnue) : pour un sionisme non colonialiste

Joseph David Mamane, sépharade originaire de Safed, né en 1887, était l’un des éditeurs du quotidien sioniste Ha-herut. À l’instar de Moyal, Mamane estimait que les rapports qu’entretenaient les pionniers sionistes avec les populations arabes locales auraient une influence décisive sur le devenir du sionisme. Comme lui, il encourageait les sionistes à apprendre la langue arabe et à se débarrasser des relents orientalistes et colonialistes importés d’Europe. En 1911, dans un texte à l’ironie mordante, il dénonçait l’attitude hautaine des sionistes ashkénazes à l’égard de la langue arabe :

« Quand tu soutiendras, cher lecteur, que tu ne comprends point la langue d’Ismaël, je te répondrai qu’il s’agit d’une chanson trop connue, provenant de ton manque de considération. Toi, l’errant éternel, n’apprends-tu pas le français quand tu arrives en France? L’allemand quand tu arrives en Allemagne? L’espagnol quand tu arrives en Argentine? L’anglais quand tu arrives aux États-Unis?

Alors pourquoi, quand tu arrives en Turquie – qui t’accueille bien mieux que les pays précédents – n’apprendrais-tu pas le turc? Quand tu désires émigrer en Palestine – la meilleure de toutes les terres – pourquoi n’apprendrais-tu pas l’arabe, la langue des locaux que tu rencontres chaque jour?

… C’est un vieux refrain! Soutiendrais-tu que cette langue est difficile, bizarre, différente des autres? Arrête, mon frère, de te mentir, car la seule raison est ta propre paresse et ton indifférence. (Mamane, Ha-herut, 21.08.1911) »

En quelques lignes, Mamane pointait du doigt l’un des paradoxes du sionisme ashkénaze : s’agissait-il d’un mouvement de colonisation européen ou d’un mouvement de décolonisation d’un peuple sémite exilé en Europe? Pris au piège dans la dualité de l’identité juive européenne, les premiers sionistes voulaient selon lui s’intégrer dans une région moyenne-orientale qu’ils considéraient comme leur patrie originelle, tout en perpétuant des réflexes européens, notamment le sentiment de supériorité à l’égard des langues et cultures orientales, les mettant en porte-à-faux avec les populations locales 9.

Sioniste de la première heure, Mamane ne faisait qu’anticiper ce qui devint la principale accusation antisioniste, de la création de l’État d’Israël jusqu’à nos jours. Comment empêcher que le sionisme ne soit perçu comme un mouvement colonialiste, demandait-il? Tout simplement, en évitant les réflexes colonialistes, comme l’auto-exclusion culturelle à travers un dédain assumé envers les peuples locaux, que pouvaient exprimer certains.

Haïm Ben-Kiki, (1886-1931) pour une collaboration judéo-arabe

Né en 1887 à Tibériade au sein d’une famille rabbinique sépharade, Haïm Ben-Kiki dirigea le comité sépharade de Haïfa et écrivait pour le journal Doar Hayom, fondé par Itamar Ben Avi, fils d’Eliezer Ben-Yehouda. Dès 1920, Ben-Kiki consacre une série d’articles pour critiquer la dangereuse indifférence des sionistes ashkénazes à l’égard de la présence arabe locale. Pour lui, la déclaration de Balfour et le mandat britannique instauré en 1917, ont donné aux Juifs venus d’Europe le dangereux sentiment d’une domination européenne sur le Moyen-Orient. Tout en partageant leurs ambitions sionistes, Ben-Kiki met en garde contre cette attitude, véritable bombe à retardement, qui détruisait le vivre-ensemble judéo-arabe prémandataire et provoquerait forcement l’animosité des Arabes, encore relativement apolitiques, à l’égard du projet sioniste.

En 1921, il échangea avec Ytshaq Epstein, l’un des rares membres ashkénazes du nouveau yishouv à prendre en considération le rapport que les sionistes devaient instaurer avec la population arabe. Avec sagesse, Epstein proposait d’inclure l’apprentissage de l’arabe dans l’éducation sioniste, afin de consolider les liens avec les populations locales. Tout en partageant les bases de ce projet, Ben-Kiki soulignait les différences fondamentales entre cette approche et celle des intellectuels sépharades auxquels il s’identifiait

« Le nouvel ordre de vie, provenant de la nouvelle littérature, s’oppose à l’appel de M. Epstein de « descendre vers les habitants de ce pays ». [Epstein] se plaint du manque d’action de la part de la nouvelle diplomatie populaire. Avec douleur, il appelle à un nouvel élan social et politique. Et pourtant, nul ne peut être tenu responsable de cette situation, ni les diplomates, ni les comités. La faute se trouve à la racine même du mouvement national. D’aucuns ne peuvent se soucier des locaux, si cette préoccupation contredit les fondements mêmes du mouvement national, qui y voit une forme d’assimilation […] Notre règle centrale ne devrait pas être « descendre vers les habitants de ce pays », mais avancer avec l’esprit de ce pays. (Doar Hayom, 30.8.1921) »

La critique de Ben-Kiki était double et tout en finesse. Premièrement, le projet d’Epstein, aussi positif soit-il, n’avait aucune chance d’aboutir tant que le mouvement national juif serait dominé par les voix européennes considérant tout contact culturel avec les populations arabes comme une forme d’assimilation. Deuxièmement, Epstein lui-même, en prônant un rapprochement avec les locaux, ne parvenait pas à se débarrasser des hiérarchies orientalistes mensongères, faisant des Arabes une culture inférieure vers laquelle il faudrait « descendre » pour des besoins stratégiques. Pour Ben-Kiki, point n’était question de descente, mais plutôt d’avancée conjointe vers la construction d’un futur commun et égalitaire.

Un héritage à renouveler

Figures importantes au sein du judaïsme palestinien des débuts du XXe siècle, Moyal, Mamane et Ben-Kiki furent rapidement oubliés à partir des années 20. Leur effacement correspondait aux changements sociopolitiques de la Palestine après la Première Guerre mondiale : les Britanniques avaient remplacé les ottomans, la alyah ashkénaze était en perpétuelle croissance et la domination culturelle européenne s’étendait désormais au Moyen-Orient tout entier. Pourtant, leurs voix résonnent à travers les décennies et leurs conseils et mises en garde planent au-dessus des réalités israéliennes. Que serait-il advenu du sionisme et des rapports israélo-arabes si leur vision avait pris le dessus? À quoi ressemblerait la société israélienne contemporaine, si elle avait inclus ces voix sépharades dans son récit national?

            À l’heure où la société israélienne s’interroge, enfin, sur l’apport du judaïsme sépharade au peuple juif et à l’État d’Israël, ces intellectuels nous invitent à élargir la réflexion au-delà des frontières religieuses. Ils nous rappellent constamment que les sépharades ont toujours appartenu à l’espace géoculturel moyen-oriental. Que le sionisme peut s’orienter, se rattacher au passé juif sémite et moyen-oriental plutôt que de se voir comme le dernier bastion occidental avant l’Orient barbare. Enfin, que Juifs et Arabes se doivent d’envisager un avenir commun sur un pied d’égalité, sans quoi le conflit qu’ils anticipaient, et auquel nous assistons depuis près d’un siècle, emportera avec lui un pan de notre histoire, de notre culture et de nos espoirs.

 


Mes remerciements à Yuval Evri, qui m’a fait découvrir ces penseurs il y a quelques années et dont sa recherche, The “Sephardiut” in the turn of the 20th century, devrait prochainement être publiée aux éditions Magnes – Hebrew University of Jerusalem.

Voir également : Yuval Evri & Hillel Cohen, « Shared Homeland or Jewish National Home: Sephardi natives of the land, Balfour Declaration and the Arab Question » (Hebrew). Theoria Vé-bikoret 49 (2017), 291-305.

 

 

Notes:

  1. Terme traditionnellement utilisé pour désigner l’ensemble des Juifs présents sur la terre d’Israël, avant la création de l’État.
  2. L’emploi du mot « Palestine » n’a ici aucune visée politique, mais désigne la terre d’Israël durant la période s’étendant du 2e siècle de l’ère commune jusqu’à la création de l’État d’Israël en 1948. Notons d’ailleurs que jusqu’en 1948, le mot « palestinien » désignait aussi bien les Juifs que les musulmans et chrétiens vivant sur la terre d’Israël.
  3. Ha-herut (La Liberté) était un journal sioniste qui desservait essentiellement la communauté sépharade locale. Fondé en 1909 par Abraham Elmaleh, le journal sera actif jusqu’en 1917.
  4. Vicki Shiran, née au Caire en 1947 et décédée en 2004 en Israël, était une sociologue, poétesse, réalisatrice et militante sociale. Arrivée en Israël en 1951, elle fut l’une des premières militantes féministes mizrahis (terme désignant les Juifs du Maghreb et du Machrek), défendant à la fois les droits des femmes et ceux des Juifs originaires des pays arabes. Elle participa, entre autres, à la fondation de « La coalition démocratique mizrahite », une organisation politique qui s’illustra par ses luttes pour une justice sociale.
  5. C’est le « Comité Biton », réuni en 2016 par le ministre de l’Éducation Naftali Bennet et dirigé par le poète Erez Biton. Voir à ce sujet Peggy Cidor, « Introduire la culture sépharade dans les écoles israéliennes », LVS, Avril 2017
  6. Par orientalisme, nous entendons la manière qu’à eu l’Occident d’essentialiser l’Orient, en lui attribuant des traits immuables, ontologiquement et épistémologiquement différents des siens.
  7. Jonathan Marc Gribetz, “An Arabic-Zionist Talmud: Shimon Moyal’s At Talmud,” Jewish Social Studies: History, Culture, Society n.s. 17, no. 1 (Fall 2010): 1–30.
  8. À ce sujet, rappelons qu’en 1896, Herzl rencontra le grand-vizir de l’Empire ottoman et tenta de le convaincre, sans succès, d’autoriser un foyer juif autonome sur la terre d’Israël. Dans la même optique, David Ben-Gurion et Ytshaq Ben-Zvi partirent tous les deux en Turquie en 1913, afin d’y apprendre le turc, dans l’espoir de représenter la nation juive au parlement turc.
  9. À ce sujet, notons que quelques années plus tard, des voix similaires apparaitront au sein du sionisme ashkénaze. Citons par exemple le groupe politique « Brit Shalom » (Union de Paix), fondé en 1925 par des intellectuels juifs de premier plan, dont Hugo Bergman, Martin Buber et Gershom Shalom, qui milita pour un foyer autonome binational, au sein de l’Empire britannique.
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