« DEPUIS L’AU-DELÀ » UN ROMAN FASCINANT ET ATYPIQUE

UNE ENTREVUE AVEC LE CÉLÈBRE ROMANCIER FRANÇAIS BERNARD WERBER PAR ELIAS LEVY

Elias Levy

Elias Levy

Bernard Werber est l’un des auteurs français les plus lus dans le monde. Depuis l’immense succès de sa trilogie Les Fourmis, ses livres, tous des best-sellers internationaux, se sont écoulés à plus de 35 millions d’exemplaires. Son œuvre romanesque atypique, constituée d’une trentaine de romans et traduite en trente-sept langues, est à la croisée de la science-fiction, du polar, de la spiritualité, de la philosophie, de la biologie et de la mythologie. Bernard Werber qualifie son travail littéraire de « philosophie-fiction ».  Dans son dernier roman, « Depuis l’au-delà » (Éditions Albin Michel) 2017, cet auteur prolixe à l’imagination foisonnante convie ses lecteurs à un périple haletant dans l’univers insolite des « âmes errantes ».  Un romancier décédé enquête sur son propre assassinat avec l’aide d’une médium. Une course effrénée est alors engagée pour démasquer l’assassin…  Suspense déroutant, rebondissements rocambolesques, découvertes scientifiques effarantes et humour désopilant sont au rendez-vous.  « Depuis l’au-delà » est un roman des plus jouissifs qu’on ne peut plus lâcher une fois la première page tournée. Elias Levy est journaliste à l’hebdomadaire The Canadian Jewish News (CJN).

Bernard Werber

Certainement. Aujourd’hui, à l’ère d’Internet, il y a beaucoup de faux kabbalistes dont les pseudo-enseignements sont une grande duperie. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’écrire ce livre. Au début, j’hésitais parce que j’estimais que je n’ai pas toute la légitimité pour parler de ce sujet. En effet, je ne me considère pas comme un grand kabbaliste qui passe douze heures par jour à étudier la Torah et la Kabbale dans une yéchiva, une école talmudique. Mais je suis parvenu à la conclusion que si ceux qui, comme moi, s’y connaissant un peu en matière de Kabbale, se cantonnent dans un grand mutisme, on laissera alors le champ libre à des charlatans. C’est-à-dire, à des individus qui vous promettront la lune et vous demanderont en contrepartie d’être rémunérés matériellement. À l’instar de n’importe quel vrai talmudiste, les vrais enseignants de la Kabbale ne sont pas obnubilés par l’appât du gain. Chose certaine : on ne devient pas riche avec la Kabbale! Aujourd’hui, un grand nombre de livres et d’études universitaires sur la Kabbale sont publiés en hébreu et en anglais. Les textes sources de la Kabbale sont désormais traduits dans plusieurs langues. Sur Internet, au moyen de YouTube, on peut aussi suivre de nombreux cours de Kabbale en français, particulièrement sur le site Web Beit Hazohar –www.beithazohar.com–. Il est important d’étudier les textes de la Kabbale avec des enseignants crédibles et compétents plutôt qu’avec des charlatans qui vous promettront des révélations abracadabrantes sur la fin des Temps.

La Kabbale est-elle réellement une mystique ésotérique inaccessible au commun des mortels?

« Ésotérisme », « savoir caché », c’est vrai que la Kabbale se définit ainsi. Mais c’est un lieu commun qui était sans doute vrai à des époques lointaines, certainement au Moyen-Âge, aux XIe, XIIe et XIIIe siècles. Mais dès que des textes kabbalistiques ont commencé à être imprimés et diffusés en Italie, aux Pays-Bas, en Pologne, au Maghreb… cette tradition ésotérique est devenue à la portée de tous. Après, comme j’aime à le répéter, c’est comme l’astrophysique. On n’interdit à personne d’étudier l’astrophysique. Mais, vous ne vous lancerez pas sérieusement dans l’étude de cette branche scientifique si vous n’avez pas suivi préalablement au lycée le programme en physique classique. Cette étape est incontournable. Beaucoup de Juifs, et de non-Juifs aussi, étudient la Kabbale. Comprennent-ils vraiment les textes kabbalistiques? Ces textes ne sont-ils pas écrits de manière un peu codée? Il ne s’agit donc pas juste d’apprendre ce qui est écrit dans les textes pour devenir kabbaliste. Une expérience d’étude et de transformation intérieure est certainement nécessaire pour avoir une compréhension plus profonde qui transcende l’étude conventionnelle des textes de la Kabbale.

Quelle est la meilleure définition de la Kabbale?

La définition que j’aime beaucoup est celle donnée par le Zohar: comme une personne, la Torah porte aussi des vêtements, qui sont ses récits : les histoires d’Abraham, de Jacob, de Moïse… Ce qu’on voit en premier dans la Torah, ce sont ses vêtements et pas le corps, c’est-à-dire les lois qui régissent le shabbat, la casherout (lois sur les interdits alimentaires), les mitzvoth (commandements)… La Kabbale est l’âme de la Torah, c’est-à-dire sa partie la plus spirituelle. Ce qui est très important dans cette métaphore, c’est de comprendre que si vous avez un corps sans âme, vous avez un cadavre, en l’occurrence une religion mortifère. Et, de l’autre côté, si vous n’avez qu’une âme sans corps, vous avez un fantôme! Ce sont les deux écueils qu’on rencontre souvent. D’un côté, des gens qui sont uniquement dans une pratique religieuse mécanique, mais qui n’accordent aucune attention à la profondeur spirituelle des textes, et de l’autre côté, des gens qui vous diront : « Moi, je m’intéresse peu à la spiritualité, donc je ne veux pratiquer aucune religion. » Ça, c’est aussi une religion désincarnée. Le principal objectif de la Kabbale est d’assurer une présence divine dans la réalité du monde, tout comme Dieu s’adresse au monde par le truchement de la Torah.

La Kabbale est-elle une science mystique ou une sagesse religieuse?

Une éminente personnalité scientifique contemporaine, fin connaisseur du Talmud, le biologiste et philosophe Henri Atlan, explique clairement que la science moderne provient de la Kabbale, c’est-à-dire l’idée que finalement la nature doit être lue comme un livre – concept défendu par Galilée – et qu’il y a un langage mathématique qui permet de saisir le réel. En effet, la grande originalité de la Kabbale, c’est de partir du postulat : puisque le monde a été créé par la parole divine, alors tout est langage, et, en dernière analyse, tout est nom divin. D’après la Kabbale, tout n’est pas sens, mais formule, comme on parle de formule mathématique. Jusqu’au début de l’époque moderne, la Kabbale était très tributaire de la cosmologie de cette période. C’est pourquoi certaines notions kabbalistiques, telles que la structuration du ciel en fer, peuvent paraître aujourd’hui éculées. Mais tant la physique quantique que l’astrophysique contemporaines se prêtent assez bien à une résonance kabbalistique. Notamment la physique quantique, qui nous dit qu’il n’y a pas d’objets physiques, mais que des relations physiques. Or cette idée que le réel est fait non pas d’objets discrets, mais de relations, que tout se comprend en relation avec quelque chose d’autre, est une idée fondamentale dans la Kabbale.

La vie dans l’au-delà vous fascine-t-elle à tel point que vous lui avez consacré un roman? 

Depuis l’au-delà est un polar un peu particulier parce que dès la première ligne, le héros est assassiné. Après sa mort, il décide de mener une enquête, à l’état d’«âme errante », pour découvrir l’identité de son assassin. Plusieurs questions lancinantes sont au cœur de ce roman : qu’est-ce qui nous arrive après notre mort? Est-ce qu’on se réincarne dans le corps d’un bébé ou continue-t-on à errer sur la terre? Quel est le statut d’une « âme errante »? Est-ce qu’il y a quelque chose après la mort? J’ai essayé d’aborder ces questions ésotériques d’une manière peu conventionnelle : par l’entremise d’un roman écrit sous la forme double d’un polar et d’une enquête scientifique.

Vous avez donc fait appel à la science pour tisser la trame de ce roman.

 J’ai épluché de nombreuses études scientifiques consacrées à la possibilité de communiquer avec les morts. Notamment, une découverte extraordinaire réalisée par l’illustre inventeur et scientifique américain Thomas Edison, qui a déposé un brevet de machine pour entrer en contact avec les morts. Ce livre, que j’ai eu beaucoup de plaisir à écrire, a pour but d’essayer d’éveiller les consciences sur un sujet teinté d’irrationnel et de magie, alors que ça se peut qu’il s’agisse d’une autre dimension de l’esprit. J’aime bien l’idée que nous sommes peut-être des esprits internés dans des corps qui ne seraient que des enveloppes. On associe rarement la science à la mort, si ce n’est pour dire comment on doit traiter le corps humain. Le fait de considérer que l’esprit est séparé du corps, et que celui-ci peut être une onde qu’on peut capter avec un récepteur, de la même manière qu’on capte une onde radio, me paraît une notion très intéressante. Je n’avance aucune réponse sûre, ni scientifique, ni mystique. Je propose seulement des scénarios possibles. C’est le grand avantage du mot « roman ». Je n’ai pas l’obligation de prouver ce que je dis. Par contre, je peux mettre en perspective des informations, et ensuite le lecteur se fera sa propre opinion.

Que vous ont raconté les médiums que vous avez consultés? Les avez-vous crus?

J’ai longuement discuté avec des femmes médiums. J’ai écouté attentivement leurs récits. J’ai ensuite vérifié si ceux-ci résonnaient par rapport à mes intuitions personnelles. Je crois que c’est la bonne attitude à avoir devant n’importe quel phénomène. Personne ne peut affirmer d’une manière certaine qu’un médium peut entrer réellement en contact avec des entités invisibles. Il subsistera toujours un doute, un mystère. Je n’essaye pas de convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit. Je relate simplement dans ce roman ce que ces médiums m’ont raconté, et je le mets en scène. Je suis là pour poser des questions philosophiques et non des questions mystiques ou scientifiques. Souvent, le mystique ou le scientifique croit détenir des vérités hermétiques. La philosophie, c’est la recherche de la sagesse. C’est une démarche dynamique qui, normalement, aboutit à de la spiritualité et non à de la mystique. Depuis l’au-delà est un livre qui aide à ouvrir des perspectives à ceux qui se posent des questions sur ce qu’il y a après la mort? Pour ceux qui pensent qu’il n’y a absolument rien, mon livre ne changera pas leur point de vue. Ces derniers pourront simplement lire une histoire sortant des sentiers battus, portée par une enquête policière et dont la conclusion est surprenante.

Votre roman recèle aussi une réflexion fort stimulante sur l’exploration des nouvelles frontières de l’humain.

En tant qu’ancien journaliste scientifique, j’ai fait de la vulgarisation scientifique pendant de nombreuses années. Pour moi, la fonction principale d’un journaliste ou d’un écrivain, c’est d’explorer les frontières. À l’époque de Jules Verne, la frontière c’était la mer et l’espace. Aujourd’hui, au XXIe siècle, l’homme a déjà conquis la lune, fabrique des sous-marins atomiques, invente des outils technologiques révolutionnaires… Les principaux rêves de Jules Verne ayant été réalisés, nous devons explorer de nouvelles frontières. Pour moi, celles-ci se situent au-delà de la technologie, donc, au-delà des robots, de la conquête spatiale, de l’intelligence artificielle… Désormais, ce qui motive l’homme, c’est la conquête du champ naturel, à savoir, les mondes invisibles et l’après-demain. Moi, je suis un explorateur de nouvelles frontières. Il y a encore quelques années, la notion de science-fiction était uniquement tournée vers la science. Désormais, il faut aller plus loin que la science. L’homme doit se questionner sur les mondes invisibles, les endroits où nous n’avons pas encore trouvé des réponses. Le romancier doit aussi sillonner ces univers inconnus.

Vous intéressez-vous aussi à la place que les « âmes errantes » occupent dans les religions?

Absolument. Les âmes errantes occupent une place singulière dans les traditions religieuses. Dans la religion juive et dans la mystique bouddhiste, on fait allusion aux esprits qui ne montent pas vers la lumière, mais restent sur cette terre avec les humains. Bien qu’elles soient très réfractaires à toute tentative de communication avec les âmes errantes, les traditions juive et bouddhiste reconnaissent qu’il faut aider celles-ci à monter vers l’au-delà avec une impulsion d’énergie, d’amour et de lumière. Ce n’est pas un hasard si dans la religion juive on célèbre la fête des Lumières. Cette célébration est basée sur l’idée que la lumière doit guider les âmes pour qu’elles montent en conscience et puissent poursuivre leur chemin. Ce qui m’intéressait d’explorer dans l’hypothèse au cœur de ce roman, c’est le choix qui est fait après la mort : rester sur terre ou continuer le chemin vers l’au-delà. J’ai réalisé que beaucoup de religions ont raconté la même histoire que celle que je relate dans ce roman. Certaines personnes mortes restent probablement sur terre parce qu’elles ont encore des liens émotionnels et beaucoup de mal à entamer le voyage ultime vers l’inconnu. Mais le trajet normal d’une âme est de s’élever et de poursuivre sa route.

Donc, pour vous, les textes de la tradition juive sont une précieuse source de connaissances et d’informations.

Certainement. Je me suis passionné pour le judaïsme parce que cette religion et civilisation, plusieurs fois millénaire, est le terreau de mes racines identitaires. J’ai trouvé dans des textes de la tradition juive des informations scientifiques majeures, qui ne sont pas simplement des injonctions de la Torah ressassées dans les prières religieuses. J’ai découvert des notions insolites de biologie, d’économie, de sociologie, d’écologie, de diététique… Par exemple, le shabbat est étroitement lié à l’idée de rupture de pattern, c’est-à-dire, mettre des séquences de repos dans les événements répétitifs. Le judaïsme préconise depuis des milliers d’années des notions de diététique : il interdit de mélanger la viande et le lait… Il y a beaucoup d’éléments scientifiques dans la religion juive. Plusieurs d’entre eux ont été plus tard explicités, sous forme mystique, dans des dérivés du judaïsme, comme la Kabbale. On retrouve dans cette science mystique des réflexions iconoclastes et passionnantes sur l’univers, le cosmos, l’au-delà, la relation entre le visible et l’invisible… qui dépassent largement le cadre des textes de la Bible hébraïque. C’est ce qui explique le nombre très élevé d’éminents scientifiques juifs depuis la nuit des Temps. Il y a dans la mystique juive une ouverture extraordinaire vers la science et des univers inconnus qui fascine les scientifiques du monde entier.

La tradition juive a-t-elle une position spécifique sur la vie dans l’au-delà et les « âmes errantes »?

J’ai des contacts réguliers avec des philosophes et des spiritualistes juifs, de même qu’avec des scientifiques israéliens. Je les interroge souvent sur des questions scientifiques complexes. J’aime beaucoup nos conversations animées. Il me semble que le judaïsme a résolu la plupart des problèmes en science et en éthique. En ce qui a trait à la notion de l’au-delà, c’est-à-dire d’un monde parallèle et d’endroits où des esprits circulent, c’est surtout dans la Kabbale que l’on trouve des réflexions plus approfondies sur ce sujet. Je ne suis pas un spécialiste de la notion de l’au-delà dans la tradition juive. Mais les informations que j’ai colligées sur cette question m’ont permis de constater que le judaïsme conventionnel bannit tout contact avec des personnes essayant de communiquer avec des morts. Ce qui n’est pas une mauvaise chose puisqu’il peut y avoir des abus dans ce domaine. Mais quand on examine l’histoire des mystiques juives, on s’aperçoit qu’il y a dans celle-ci des allusions à des personnes qui parlent avec des entités invisibles. On les appelle de plusieurs façons : « anges », « esprits », « l’esprit des ancêtres », Elohim… Je pense qu’il y a une sagesse juive très ancienne qui gère en même temps les âmes et le dialogue avec les esprits.

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