ENTRETIEN AVEC PETER BEINART : LE PORTE-VOIX DES JEUNES JUIFS AMÉRICAINS.

Et… poil à gratter de l’establishment juif américain

AVEC LA COLLABORATION DE RACHEL ZAUROV APRÈS PAR BERNARD BOHBOT

Peter Beinart

Bernard Bohbot

Bernard Bohbot est étudiant en histoire à l’UQAM. Il est également membre des Amis canadiens de La Paix maintenant. Rachel Zaurov a suivi un cursus en Sciences politiques et études sur le Moyen-Orient à l’Université McGill. Impliqué dans le dialogue israélo-palestinien, elle est présentement stagiaire au « think tank » Israel Policy Forum.

 

Depuis la publication de son fameux texte intitulé The Failure of the American Jewish Establishment dans la revue New York Review of Books en 2010, Peter Beinart a acquis le titre d’enfant terrible de la communauté juive américaine. Deux ans plus tard, en 2012 cet article donna naissance à un livre, The Crisis of Zionism, ed. MacMillan, qui reprenait le même thème que son texte initial. Selon lui, par sa défense des politiques de la droite israélienne, l’establishment juif américain était sur le point de s’aliéner la majorité des jeunes Juifs du pays.

Ce livre eut l’effet d’une bombe et toutes les figures du judaïsme américain se sentirent obligées d’y réagir. Évidemment, comme c’était à prévoir, les milieux proches de la droite israélienne n’ont pas tardé à le critiquer. Or, même certaines figures plutôt à gauche, telles que Léon Weiseltier, alors éditeur en chef du magazine New Republic ou Jeffrey Goldberg, maintenant éditeur en chef de son rival, The Atlantic, n’ont pas été convaincues. Superficiel selon certains, peu à l’écoute des craintes de la population israélienne selon d’autres, ou simplement « pro-palestinien », Peter Beinart est rapidement devenu une figure polarisante.

Toutefois, pour les jeunes Juifs américains, il est rapidement apparu comme leur porte-étendard. Plusieurs études statistiques montrent que, en règle générale, les Juifs américains appartenant à la génération dite des « milléniaux » sont en faveur de l’existence de l’État d’Israël. Cependant, ils ressentent un réel malaise face à sa politique d’occupation et de colonisation de la Cisjordanie. D’où la forte popularité de JStreet (dans les campus universitaires notamment), apparu en 2008, qui s’est donné pour mission de concurrencer l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), en agissant comme « lobby juif de gauche » à Washington.

Depuis, malgré les attaques de ses détracteurs, Peter Beinart est devenu un incontournable du paysage médiatique et intellectuel juif américain. C’est pourquoi nous l’avons interviewé en février dernier dans son bureau de Manhattan. Lecteurs sensibles, s’abstenir!

 

Une famille originaire d’Afrique du Sud

Disons-le d’emblée, Peter Beinart, fait preuve d’un charme et d’une gentillesse que personne ne lui conteste. Le temps ne semble pas avoir d’emprise sur les traits juvéniles de son visage qui ne laisse pas deviner que, dans trois ans à peine, il franchira le cap de la cinquantaine.

L’entrevue commença donc par un retour sur son passé. Né en banlieue de Boston, de parents juifs sud-africains dégoûtés du régime de l’apartheid, Peter Beinart a baigné dès sa plus tendre enfance dans un milieu riche sur le plan intellectuel avec un père enseignant l’architecture au prestigieux Massachussetts Institute of Technology (MIT) et une mère dirigeant Harvard’s Human Rights film series. De son côté, Peter Beinart choisit de s’orienter vers l’histoire et les sciences politiques à Yale, ainsi que les relations internationales à Oxford. À l’âge de 28 ans à peine, il fut nommé rédacteur en chef du magazine de centre gauche, New Republic. Beinart correspond donc en tout point à l’homme de lettres, Juif américain. Cependant, il restera toujours en lui quelque chose de distinct : son héritage sud-africain qui donnera une importance prépondérante à sa judéité. En effet, il souligne que contrairement à la plupart des Juifs américains qui ont peine à résister au rouleau compresseur « assimilationniste », les Juifs d’Afrique du Sud n’ont jamais complètement trouvé leur place au sein de la société sud-africaine; ni à l’époque de l’apartheid, où ils choisirent de rester en majorité passifs devant le conflit opposant le régime raciste de l’apartheid et l’ANC de Nelson Mandela, ni même actuellement, où ils doivent affronter l’hostilité du gouvernement sud-africain envers Israël. Et comme Beinart passa beaucoup de temps en Afrique du Sud, il fut rapidement mis au parfum de la « chaleur », comme il le relève, d’une communauté d’appartenance régie par un mode de vie commun, des célébrations partagées, etc.

Cette expérience fera en sorte que Beinart ne souscrira jamais à ce qu’il nomme l’universalisme abstrait si populaire chez de nombreux jeunes américains, notamment juifs. Se définir uniquement en fonction de son appartenance politique lui paraissait creux et vide sur le plan identitaire. C’est ce qui explique qu’il se fasse un point d’honneur de préserver son héritage juif et de le transmettre à ses enfants (il fréquente une synagogue orthodoxe, mange cachère, respecte scrupuleusement le chabbat et envoie ses enfants dans une école juive).

Ainsi, Beinart ne cadre pas avec la caricature que ses détracteurs ont faite de lui; celle du Juif américain de gauche, qui se soucie peu de sa judéité et du sort des Israéliens. Il affirme même qu’il a longtemps sciemment ignoré ce qu’il perçoit être des abus de l’État d’Israël. Mais la dérive droitière du pays, et la formation en 2009 de ce qui était alors pour lui le gouvernement le plus à droite de l’histoire de l’État hébreu, l’a mené à un point de saturation; d’autant plus que la montée de l’extrême-droite en Israël faisait contraste avec l’arrivée d’Obama au pouvoir aux États-Unis 1. Beinart en a donc tiré la conclusion qu’Israël se situait du mauvais côté de l’histoire, et que si rien n’était fait pour corriger le tir, le pays risquait de s’aliéner définitivement les jeunes Juifs américains.

 

Une génération de jeune Juifs américains qui interroge l’État d’Israël

Il faut toutefois souligner que Peter Beinart n’est pas un post-sioniste pour qui la notion d’État juif est au mieux désuète, au pire discriminatoire. Il reconnaît certes qu’il existe une tension entre la notion d’un État juif et démocratique, mais il en appelle à un juste équilibre entre ces deux principes qui selon lui, ne sont pas inconciliables. Cependant, la volonté du gouvernement israélien actuel de renforcer le caractère juif d’Israël au détriment de son caractère démocratique l’inquiète au plus haut point.

Selon Beinart, le « sionisme de refuge »  des générations antérieures n’est plus d’actualité aux yeux des jeunes Juifs américains    qui, contrairement à leurs grands-parents, n’ont jamais été discriminés en raison de leur judéité. À leurs yeux, ce qui les rend susceptibles de s’identifier – ou non – à l’État d’Israël, relève surtout de son comportement. Comme il le dit lui-même : « ce n’est pas l’existence d’un État juif qui fait débat chez les Juifs américains, mais plutôt de quelle sorte d’État juif il s’agit ».

Or, les Juifs américains sont généralement de gauche. Ils constituent d’ailleurs le second groupe ethnique le plus fidèle au Parti démocrate après les noirs – 74% d’entre eux ont voté Obama en 2008, et plus de 70 % lui ont réitéré leur soutien en 2012. Il s’agit là d’une tendance lourde, car plus de 70 % d’entre eux ont aussi soutenu Hillary Clinton en 2016 2.

Toutefois, l’État d’Israël semble se diriger vers la direction opposée. En effet, l’État hébreu est de plus en plus à droite et de plus en plus religieux – et les projections démographiques laissent croire que ce phénomène se renforcera. De plus, l’idylle entre Israël et l’administration Trump ne fait que renforcer le sentiment d’aliénation des Juifs américains envers le gouvernement israélien. Selon Beinart, cela ne poussera pas forcément les Juifs américains jusqu’à épouser l’antisionisme, mais ils risquent fort de se désintéresser complètement d’Israël.

Il est cependant permis de lui demander si le problème ne se trouve pas plutôt du côté des Juifs américains eux-mêmes? Après tout, partout dans le monde, les communautés juives ont tendance à virer à droite, et pour cause dirons certains : la montée de l’antisionisme à gauche, la recrudescence de l’antisémitisme dans les populations européennes d’origine musulmane, etc. Comme le rappelle le politologue, Emmanuel Navon, seuls les Juifs américains semblent être imperméables aux menaces qui pèsent sur le monde juif en diaspora. En effet, Peter Beinart reconnaît que des phénomènes spécifiques au monde juif américain expliquent cette réalité, car les Juifs américains seraient plus sensibles au rejet de l’État hébreu à leur endroit que préoccupés par leur condition de Juifs qui, aux États-Unis, est plus confortable qu’ailleurs.

La prédominance des mouvements réformiste (libéral) et conservative (massorti) dans le judaïsme américain et l’absence de reconnaissance de ces courants du judaïsme par l’État d’Israël (le refus du gouvernement israélien de mettre en place un espace de prière mixte, aménagé à côté de l’espace du Kotel – au Mur des Lamentations – en est un parfait exemple) 3, frustre beaucoup plus les Juifs américains que les autres communautés en diaspora qui pratiquent un judaïsme plus orthodoxe.

Il pense également que les Juifs américains sont peut-être une génération « en avance » sur les autres communautés juives dans le processus d’assimilation en raison de leur installation plus ancienne aux États-Unis. Mais surtout, Beinart est d’avis que la droite américaine est beaucoup plus radicale qu’ailleurs dans le monde. Cela rebute beaucoup de Juifs qui ne souhaitent pas voter pour un parti (les Républicains) qui s’oppose à l’avortement, rejette l’idée d’une assurance maladie universelle, nie les changements climatiques, etc.

N’empêche, selon lui, le sentiment de rejet qu’éprouvent les Juifs américains de la part de l’État hébreu et leurs difficultés à s’identifier aux valeurs actuelles de son gouvernement est bien réel. Et le temps ne joue pas en faveur d’Israël. Le virage propalestinien du Parti démocrate, déjà décelable avec la montée de Bernie Sanders ou de Keith Ellison 4, est inéluctable surtout en raison de l’attrait de la cause palestinienne aux yeux des minorités – les noirs et les latinos en particulier. Et le leadership du parti qui demeure pro-israélien ne pourra ignorer sa base très longtemps. Beinart craint ainsi que le prochain président démocrate soit beaucoup plus dur envers Israël, que ne le fut Obama. Il redoute également que la poursuite de l’occupation ne renforce l’antisionisme au point où le boycott d’Israël et la remise en cause de son existence atteindront des proportions inégalées jusqu’à présent. Et comme la gauche israélienne reste structurellement affaiblie, surtout en raison de son refus de faire alliance avec des partis arabes (en raison de leur antisionisme), rien ne laisse croire que l’électorat israélien décidera lui-même de se doter de dirigeants plus modérés. Selon lui, seule une déflagration dans les territoires palestiniens qui mènera à la chute de l’Autorité palestinienne, et à l’obligation pour Israël de réoccuper chaque hameau de Cisjordanie et d’y patrouiller pourrait changer les choses. En effet, une telle situation mettrait en péril la sécurité des jeunes soldats israéliens en plus d’exercer une pression considérable sur les finances du pays. En clair, d’après Beinart, tant qu’Israël ne payera pas le prix de l’occupation, celle-ci perdurera.

Il ne reproche d’ailleurs pas aux Palestiniens d’avoir quitté la table des négociations après la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël par le Président Trump. Il n’y a aucune raison, selon lui, pour qu’ils acceptent que le médiateur soit biaisé en faveur de l’une des parties. Il pense même que si les Palestiniens renoncent à l’idée de deux États, la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël par l’actuelle administration américaine sera perçue a posteriori comme un moment charnière.

Devant ces affirmations péremptoires, il est tentant de se demander si Beinart ne va pas trop loin dans la critique. N’a-t-il justement pas tendance à rejeter l’entièreté de la faute sur Israël ? Surtout, ne néglige-t-il pas les craintes justifiées de la population israélienne comme l’ont fait remarquer d’autres sionistes de gauche, Jeffrey Goldberg, du magazine The Atlantic ou encore Ari Shavit, auteur de Ma terre promise, ed. Lattes, 2015? Bref, ne manque-t-il de compassion pour les siens?

 

Une critique de « l’occupation » israélienne

Beinart ne souhaite pas donner cette impression. Il insiste d’ailleurs pour dire que s’il critique autant Israël, c’est justement parce qu’il a le bien-être de sa population à cœur : « La meilleure chose que l’on peut faire pour les Israéliens est de mettre en place les meilleures politiques [pour assurer leur sécurité] ».

Il reconnaît cependant que la présence de groupes extrémistes comme le Hamas n’encourage pas les Israéliens à faire des concessions, et que les Palestiniens portent une part de responsabilité réelle dans la droitisation de l’électorat israélien.

Néanmoins, Beinart rappelle que, d’un point de vue strictement sécuritaire, l’occupation de la Cisjordanie affaiblit l’État d’Israël. De plus, il insiste pour dire que la droite israélienne n’a plus la crédibilité pour refuser des concessions territoriales sur l’autel de considérations sécuritaires. Il relève d’ailleurs  « qu’il est généralement admis que trop parler de sécurité fait le jeu de la droite, et qu’elle ouvre la porte à des politiciens ‘’liebermanesques’’ 5… Mais presque tous les anciens chefs d’État-major de l’armée israélienne, et tous les anciens chefs du Shin Beth et du Mossad disent que l’occupation détruira Israël ». En effet, environ 85 % des généraux à la retraite, regroupés au sein d’un collectif nommé « Commanders for Israel’s Security », ont signé un manifeste implorant Netanyahu de mettre en place des mesures concrètes pour permettre la création d’un État palestinien le plus rapidement possible, notamment, en démantelant la plupart des colonies juives de Cisjordanie 6. Ainsi, Israël démontrerait au monde entier son désir de restituer les territoires, ce qui diminuerait son isolement. Selon ces généraux, l’existence d’Israël en dépend, car la plupart des projections démographiques indiquent que les Juifs deviendront minoritaires entre la Méditerranée et le Jourdain au cours de la prochaine décennie. La pérennité d’Israël en tant qu’État juif et démocratique passe donc inévitablement par la création d’un État palestinien. Autrement, l’État d’Israël deviendra soit un État binational dans lequel les Juifs seront bientôt minoritaires, soit un véritable État d’apartheid au sein duquel la majorité arabe sera privée du droit de vote au niveau national.

 

Une défense du sionisme

Que l’on juge Beinart trop dur dans ses critiques envers Israël est une chose, mais nul ne peut mettre en cause son engagement sioniste. Il justifie d’ailleurs la création d’un État juif sur une terre peuplée par une population arabe non pas en invoquant une quelconque promesse divine, ou la Torah qui aurait valeur de cadastre, mais bien le droit universel des peuples à l’autodétermination. Selon lui, il n’était pas juste que les Juifs demeurent un peuple sans patrie. Le partage de la Palestine mandataire était donc justifié. Il considère que le meilleur moyen de protéger les Juifs est de leur procurer un État. Il donne l’exemple des Kurdes qui souffrent de leur absence d’indépendance politique, et ne souhaite pas que les Juifs se retrouvent à nouveau aussi vulnérables. « Nous vivons dans un monde d’États établis autour de nations… L’État assure la protection d’un peuple et de son identité… Étant donné que nous vivons dans ce monde, nous y avons droit nous aussi ». Il nous a justement fait part d’un débat qui a eu lieu dans les années 80 entre le fameux intellectuel palestinien Edward Saïd et le Rabbin progressiste Arthur Hertzberg. Saïd lui avait demandé pourquoi il insistait tant sur la nécessité de préserver le caractère juif de l’État d’Israël alors que c’est justement l’extraterritorialité du peuple juif qui lui a procuré une si grande richesse culturelle et intellectuelle. Hertzberg rétorqua qu’il accepterait de renoncer à la souveraineté du peuple juif à condition que celui-ci ne soit pas le premier à renoncer à son État-nation.

Cette vulnérabilité, il l’associe à sa grand-mère maternelle qui, chose intéressante pour nous, était séfarade (elle est née en Égypte dans une famille francophone originaire de Rhodes, en Grèce). Elle a dû quitter l’Égypte à l’époque nassérienne pour s’installer au Congo, avant de devoir quitter en raison des troubles politiques. Elle finira pas s’installer définitivement en Afrique du Sud, mais en gardant toujours à l’esprit l’idée qu’en tant que Juive, son avenir dans son pays d’accueil n’était pas garanti. Cette grand-mère, beaucoup plus conservatrice que son petit-fils sur le plan politique, lui a donc transmis l’importance pour les Juifs de posséder un refuge dans lequel ils pourraient s’abriter en cas d’insécurité.

Mais ce n’est pas tout, elle lui a fait découvrir également ce judaïsme séfarade si décomplexé et jovial. La grand-mère de Peter Beinart fréquentait certes la synagogue, mais elle n’était pas particulièrement pratiquante. Et surtout, elle ignorait les conflits entre religieux et laïcs qui caractérisent tant le monde ashkénaze. Beinart reste d’ailleurs marqué par la capacité qu’ont les séfarades d’aller à la synagogue le matin et à la plage l’après-midi! Que l’on partage ou non ses idées, reconnaissons-lui tout de même une chose : nul ne peut accuser Peter Beinart de manquer de Ahavat Israel (d’amour pour le peuple juif).

 

 

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