LA TRADITION DES KETOUBOT (ACTES DE MARIAGE) ENLUMINÉES

PAR DAVID BENSOUSSAN

David Bensoussan

David Bensoussan

David Bensoussan est ingénieur, écrivain et blogueur sur Huffingtonpost et Times of Israel, en version française. Ancien Président de la CSUQ, il est notamment récipiendaire du prix Haïm Zafrani (2012).

Lors du Festival Sefarad en l’an 2000, une exposition de manuscrits se tint à la Bibliothèque nationale du Québec. La qualité et la quantité des documents recueillis furent impressionnantes : on découvrit des manuscrits et des livres en hébreu, en judéo-arabe, en arabe, en judéo-espagnol, en araméen et en berbère. Ces manuscrits couvraient de nombreux domaines : exégèse, philosophie, humour, science et poésie. La cueillette fut si impressionnante que, pour la première fois dans l’histoire, la Bibliothèque nationale du Canada se joignit à l’exposition en l’enrichissant d’incunables de la collection Lowy. De plus, j’eus l’occasion de découvrir au sein des familles montréalaises des manuscrits enluminés qui furent également présentés à l’exposition intitulée : L’héritage sépharade d’Afrique du Nord (des échantillons de l’exposition peuvent être vus sur la toile 1.

La présence de l’Orchestre andalou d’Israël au Festival fut heureuse, car son président Asher Knafo, Israélien d’origine mogadorienne, lui-même artiste et connaisseur en matière de ketoubot (contrats de mariage) enluminées proposa de préparer un ouvrage conjoint sur les ketoubot de Mogador. Ainsi, une nouvelle cueillette de documents commença à Montréal et en Israël. Une centaine de ketoubot furent réunies au sein des familles originaires de Mogador, la première remontant à 1789.

Certaines ketoubot étaient dans un triste état de conservation. Il suffisait de les toucher du doigt pour qu’elles tombent en poussière et deviennent du sable. Les tiroirs qui contenaient ces ketoubot furent emballés dans des sacs en plastique et transportés à la Bibliothèque nationale du Canada qui fit un travail de restauration exceptionnel. Par la suite, une autre partie des ketoubot fut restaurée par des experts de la Bibliothèque nationale du Québec. Puis vint l’étape de la photographie qui fut faite à la Bibliothèque nationale du Québec. Ce travail fut laborieux, délicat et le résultat fut admirable. À cette époque, le Dr Maimaran se trouvait à Montréal et nous passâmes plusieurs nuits en compagnie du collectionneur Jacob Oliel pour déchiffrer les textes rédigés en script judéo-marocain (kolmos), et notamment les signatures élaborées des témoins officiels de l’acte de mariage qui, à elles seules, pourraient constituer un ouvrage en soi, car elles sont accompagnées d’ornements sophistiqués.

Le travail graphique fut également assidu : Daniel Martel, puis Avraham Elarar s’y attelèrent avec grande compétence et sans compter leurs heures. Le projet s’étala sur plus de cinq ans. L’ouvrage  Mariage juif à Mogador , trilingue (français, anglais et hébreu), aux éditions Bimat Qedem, 2004, fut enrichi de textes explicatifs d’Asher Knafo et de moi-même avec un poème sur les coutumes traditionnelles du mariage des Juifs de Mogador.

Le lancement du livre se fit à la Congrégation Spanish-Portuguese de Montréal et au Matnas d’Ashdod en Israël.

Les ketoubot comprennent en leur centre l’acte de mariage en langue araméenne, selon la tradition castillane (megorashim) ou locale (toshavim) 2. Y figurent généralement de nombreuses citations tels des extraits du livre des Proverbes (18; 22), du livre de Ruth (4 ; 11 à 4;12) ainsi que la bénédiction traditionnelle du grand-prêtre (Nombres 6;24). Les décorations font appel à des motifs bibliques ou symboliques, deux colonnes évocatrices d’un portique et du verset : « Ils loueront ses actes (de la femme vertueuse) aux portes. » (livre des Proverbes 31-31). Des mains qui se joignent avec une bague bien visible, symbole de l’entente par l’union du nouveau couple. Des tentures et des banderoles contribuent à la majesté de l’enluminure. Les initiales des époux sont généralement mises en valeur. La couronne avec l’inscription Keter Torah (Couronne de Torah) vient placer le mariage sous le signe de la loi mosaïque et honore les époux à l’instar d’un roi ou d’une reine.

Les premières ketoubot étaient très ornées et appartenaient à de riches commerçants  (Tajer el soultane) de la ville. Beaucoup d’entre eux étaient des représentants consulaires et arboraient le drapeau du pays qu’ils représentaient dans les ketoubot. Mais cet art devint fort populaire et quasiment toutes les ketoubot de la ville étaient ornées.

La signature du rabbin David Elkayam (première moitié du XXe siècle) est reconnaissable : portiques majestueux avec une couronne au sommet, des motifs floraux et des textes traditionnels d’une grande qualité graphique. Il proposa également un drapeau juif. David Elkayam fut poète, artiste peintre, ébéniste et mélomane. Il faisait partie d’un cercle qui ne s’exprimait qu’en hébreu au début du XXe siècle. Ses travaux n’ont pas fini d’être étudiés.

Isaac David Knafo, auteur de saynètes théâtrales, fit usage de sa liberté d’artiste pour représenter des décors champêtres ou floraux. Joseph Seraf, Waish Oizana, Nessim Benchabat, Albert Bensoussan, et Asher Knafo firent également partie des premiers artistes de Mogador. La tradition s’est perpétuée et on retrouve dans le monde plusieurs signatures d’artistes descendants des natifs de Mogador. À Montréal, la tradition des ketoubot enluminées se perpétue avec les artistes Hasdaï Elmoznino, Daniel Benlolo, Henry Bohadana, Haim Sherf et bien d’autres.

L’ouvrage préfacé par le regretté professeur Haïm Zafrani a connu un franc succès. Il est épuisé, mais aura permis de préserver un patrimoine qui autrement aurait été perdu : les conditions climatiques au Canada sont différentes et il ne faut guère croire que les ketoubot se conserveront sans traitement et encadrement professionnel. J’espère que ceux qui sont en possession de ketoubot anciennes prendront soin de bien les préserver.

Daniel Benlolo 2016

R. David Elkayam

R. David Elkayam

Une ketouba, artiste : R. David Elkayam, 1905

Une ketouba (avec des anges); artiste inconnu, 1868

 

Notes:

  1. http://www.editionsdulys.com voir exposition.
  2. Les Juifs venus d’Espagne en 1492 étaient désignés les expulsés ou megorashim. Ils s’ajoutèrent aux communautés juives du Maroc désignées toshavim.
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