La culture juive dans la toponymie québécoise

ENTRETIEN AVEC ÉRIC YAAKOV DEBROISE

Éric Yaakov Debroise

Éric Yaakov Debroise, Maître en science de l’information de l’Université de Montréal (UdeM), candidat à la maîtrise en histoire de la criminalité et la justice (UdeM) et candidat à la maîtrise en gestion à l’École Nationale d’Administration Publique (ENAP), il publie régulièrement dans le Huffington Post Québec et France et le Times of Israël.

 

 

D’Hochelaga-Maisonneuve à Yamachiche ou encore Québec, Wendake, Maskinongé et bien d’autres localités, les sonorités amérindiennes drainent la topographie québécoise. Mais au-delà des résonances amérindienne, française et anglaise, nombre de localités, quartiers et villes résonnent familièrement à l’oreille juive. Matane (cadeau, en hébreu) dans le Bas-Saint-Laurent, Disraeli, Lévis et Zacharie en Chaudière-Appalaches ou encore Amos en Abitibi autant de noms d’origine hébraïque qui interpellent par leur récurrence dans la topographie québécoise. Pour mieux comprendre d’où ces noms d’origine hébraïque proviennent voici un bref retour sur l’histoire du Québec.

En Nouvelle-France

Après l’édit de 1627, en Nouvelle-France n’est tolérée que l’immigration catholique jusqu’à la Conquête britannique en 1759. Durant cette période, l’usage de prénoms bibliques est suspicieux pour le clergé catholique. C’est un signe d’accointance avec la croyance des protestants français et une remise en cause –somme toute symbolique- de l’autorité ecclésiastique.

Pourtant, au cœur de la ville de Québec non loin du Bois-de-Coulonge, se trouve le parc des Plaines d’Abraham. Beaucoup pensent que les Plaines ont été nommées ainsi en l’honneur des Franks, ces juifs britanniques qui aidaient la Couronne britannique dans le ravitaillement des troupes à l’instar des Gradis pour la monarchie française. Il n’en est rien ! Les actes notariés des XVIIe et XVIIIe siècles font déjà référence à la côte d’Abraham. Dans les journaux du Chevalier de Lévis, marquis de Montcalm, il est aussi fait mention des hauteurs d’Abraham. Cette toponymie tire son origine du propriétaire terrien Abraham Martin dit l’Écossais.

En face de Québec se trouve la ville de Lévis anciennement orthographiée Lévy. Elle tire son nom de la famille du Marquis de Montcalm, famille française d’ancienne noblesse avec une affiliation Lévite revendiquée. Sont-ils d’origine juive ? Fort probablement non ! Les Lévis commençaient la prière Ave Maria de la manière suivante : « Je vous salue Marie, ma cousine, pleine de grâces… ». La revendication lévite était un moyen pour cette famille de renforcer leur position sociale par l’ancestralité de leur nom et leur proximité supposée avec Jésus de Nazareth.

En ce qui concerne Matane, utilisée dès 1603 par Samuel de Champlain, les historiens sont en désaccord sur son origine. De quel dialecte amérindien provient-elle ? Il y a des différends. L’origine la plus populaire vient du micmac mtctan signifiant « vivier de castors ». La supposition juive ne serait qu’une agréable homophonie.

Ne sont exposées ici que quelques anecdotes d’une période où la présence juive était interdite et la culture biblique autre que catholique réprouvée. C’est pourquoi la période des Juifs et la Nouvelle-France est très peu documentée. Rien ne nous permet d’affirmer que la culture juive a pu influencer les colons français de la Nouvelle-France dans leur imaginaire social et encore moins, au point d’influencer grandement la topographie.

En 1759, la Conquête permet aux Juifs de normaliser leur présence. Toutefois, la faible importance numérique des Juifs au Canada jusqu’au XIXe siècle ne leur permettra pas non plus d’influencer la topographie d’une population canadienne divisée entre la survivance française et l’affirmation britannique.

La concurrence religieuse entre protestants et catholiques

À la fin du XIXe siècle, la démographie francophone est exponentielle, c’est ce que l’on a nommé la Revanche des berceaux. Par une forme de destinée manifeste canadienne-française, l’Église catholique favorise la colonisation des terres du Nord-Québec, de l’Estrie ou encore du Centre-Québec pour faire concurrence aux anglophones protestants.

Cette concurrence religieuse transparait dans la topographie. Les protestants utilisent plus favorablement des références bibliques pour nommer leurs paroisses et villages à l’instar du village Disraeli, en l’honneur du Premier ministre du Royaume-Uni Benjamin Disraeli (19ème siècle). Quant aux catholiques, l’augmentation fulgurante du nombre de paroisses les force à faire référence à la martyrologie chrétienne ancienne ou la tradition catholique comme Saint-Zacharie et à de rares exceptions des références bibliques comme Gédeon devenu Saint-Gédéon dans l’appellation chrétienne. Dès lors, la culture juive se diffuse indirectement par les différentes traditions chrétiennes.

Dans la même période, la ville d’Amos est créée. Ainsi nommée en l’honneur de lady Gouin, née Alice Amos, épouse de sir Lomer Gouin, Premier ministre du Québec 1905 à 1920.

Au-delà de la concurrence entre protestants et catholiques, les Juifs font leur place à Montréal. De 1850 aux années 1930, la population juive est en très nette augmentation passant de 450 individus à plus de 50 000. Le yiddish devient la troisième langue en importance à Montréal. De nombreuses institutions juives font leurs apparitions telles que la Jewish Public Library ou le General Jewish Hospital. Cette forte présence juive a influencé certains quartiers montréalais au point que certaines institutions sont aujourd’hui des incontournables dans l’univers montréalais. 

Période contemporaine

Dans le Québec contemporain, c’est moins la religion ou le poids démographique qui dicte la toponymie que l’influence sociale et culturelle des groupes ethnoculturels. À titre d’exemple, l’homme d’affaires Maurice Pollack (Québec), les Bronfman (Montréal); la féministe Léa Roback (Québec) ou la dramaturge Dora Wasserman (Montréal) autant de noms connus qui ont laissé leur trace au Québec.

Par le rayonnement intellectuel et culturel, artistique et social, les Juifs québécois s’enracinent petit à petit dans l’histoire du Québec. Riche d’un patrimoine francophone catholique, anglo-protestant et juif, le Québec gagnerait beaucoup à valoriser ces patrimoines interconnectés à une période où le tourisme des racines (root tourism) gagne en popularité en Amérique du Nord. Cela contribuerait-il à la prise de conscience historique de la diversité québécoise ?

 

 

 
Top