DE L’ACCORD PRENUPTIAL AU DIVORCE JUIF RELIGIEUX (GUET)

PAR SONIA SARAH LIPSYC

Dr Sonia Sarah Lipsyc

Sonia Sarah Lipsyc

Dr Sonia Sarah Lipsyc est rédactrice en chef du LVS et directrice de Aleph – Centre d’études juives contemporaines.

L’importance d’avoir un guet

La possibilité de dissoudre une union existe dans le judaïsme depuis les temps bibliques. Il s’agit, en fait, d’une répudiation de la femme par l’homme 1. Au fil du temps, les maîtres du Talmud et les rabbins ont balisé les conditions de cette répudiation. Ainsi, ils ont autorisé, depuis les temps talmudiques, la femme à demander à être répudiée tout comme ils ont exigé son consentement pour toute répudiation (voir notammant la takana ou l’édit de Rabbenou Gershom Ben Yehudah (950-1028) ). Dès lors «la répudiation biblique unilatérale prenait ainsi la forme d’un divorce par consentement mutuel et ce, avant la lettre» 2.

Il reste que dans la Loi juive (halakha), c’est l’homme qui, accorde de son plein gré, le divorce religieux (guet) à sa femme et non point un tribunal religieux (beth din) qui le prononce. Sans cet octroi, la femme, à qui on a refusé le guet, acquière le statut d’agouna (littéralement ancrée à son statut de femme mariée) et se voit alors dans l’impossibilité de se remarier religieusement. Si, durant cette période d’attente du guet, elle connaît un autre homme au sens biblique du terme, par exemple en union libre ou en se remariant civilement, elle est considérée comme une femme adultère. De plus les enfants qu’elle pourrait avoir avec cet autre homme, seraient désignés comme illégitimes (mamzérim) et ne pourraient se marier qu’avec d’autres personnes ayant le même statut qu’eux et ce durant des génération. A l’inverse, au cours de cette même période, le mari récalcitrant à donner le guet peut avoir une relation avec une femme non mariée sans être considéré comme adultérin et sans que les enfants nés de cette union ne soient mamzerim. Sa liberté en la matière reste la même si la femme refuse d’accepter le guet, situation nettement moins courante.

Cette situation dissymétrique suscite des souffrances morales pour les femmes agounot privées de toute intimité durant des mois, souvent des années, et limite voire les empêche d’avoir des enfants si tant est – et elles sont plutôt nombreuses – qu’elles soient soucieuses de respecter la loi juive. Elle entraîne des abus de toute sorte, communément appelé «chantages au guet » et qui défrayent régulièrement la chronique ici et là. Les femmes en sont parfois réduites à acheter leur guet ou renoncent à des biens ou pensions accordées par le tribunal civil. Car rappelons, une femme divorcée civilement ne l’est pas religieusement tant qu’elle n’a pas reçu son guet. L’homme également reste religieusement marié à son épouse tant qu’il n’a pas donné le guet ou tant que celle-ci ne l’a pas accepté. Mais comme nous le relevions, l’immense majorité des cas concerne des femmes en attente de leur guet.

Affiche du film Guet

Or de tout temps, les rabbins ont tenté de limiter cette prérogative donnant lieu à des abus. Il existe, dans ce sens, toute sorte de dispositifs dans la loi juive mais ils requièrent la volonté de les mettre en application 3. L’un d’entre eux semble actuellement trouver un certain concensus même si ce n’est pas encore le cas, aux yeux de tous 4. Il s’agit de l’accord prénuptial juif. C’est un accord de respect mutuel signé avant le mariage qui stipule «que si le mariage se termine par un divorce, les deux conjoints s’engagent à coopérer pour le guet et ne refuseront pas de participer à la libération de leur conjoint pour quelque raison que ce soit» 5. L’accord prénuptial juif existe sous différentes formes dans de nombreux pays comme les Etats-Unis, Israël et le Canada. Depuis septembre 2016, l’importante association du R.C.A. (Rabbinical Conseil of America) qui regroupe des rabbins orthodoxes, exige que chaque rabbin demande au couple de la signer avant de se marier.

Du point de vue de la loi juive, des décisionnaires aussi importants que le rabbin Moshé Fenstein (1895-1986) ou le Grand Rabbin Ovadia Yossef (1920-2013) l’ont autorisé 6. Il est d’ailleurs remarquable que « les premiers accords prénuptiaux ont été mis en place par le Rav Shalom Messas au Maroc dans les années 1950 » au cours d’un rassemblement annuel du Conseil rabbinique 7.

Qu’est-ce qu’un accord prénuptial juif au Québec ?

Un rabbin est tout particulièrement attentif, à Montréal, à cette problématique, et à la situation dramatique des femmes agounot, c’est le rabbin Michael Whitman de la Congrégation Adath Israël Poale Zedek Anshei Ozeroff. « Etre coincée dans une relation morte, sans pouvoir passer à autre chose, est une terrible forme d’abus domestique (…) En incitant à signer cet accord, c’est une manière de dire à toute femme souffrante comme agouna : « vous n’êtes pas seule. Toute la communauté fera tout ce qu’il faut pour s’assurer que ce cauchemar finira » » 8. Comme il l’exprime encore , avant de proposer un accord prénuptial propre au Québec : « Pendant plusieurs années, j’ai consulté un large groupe d’experts en loi juive (…) des experts juridiques, y compris des professeurs de droit, des juges à la retraite et des avocats à Montréal (…) ». Il s’agit d’une entente privée et civile, signée par les deux conjoints et deux témoins 9. Cet accord qui ne comporte au Québec aucune pénalité financière, de sorte qu’il n’y ait pas de risque que le guet soit considéré comme forcé (meoussé), et donc être invalide au regard de la loi juive, peut être utilisé à la fois par les cours rabbiniques comme par les cours civiles. Pour les tribunaux rabbiniques (baté din), il s’agit d’un engagement moral sur lequel s’appuyer pour inciter fortement les conjoints et notamment le mari récalcitrant à donner le guet en lui rappelant qu’il s’agit d’un commandement (mitsva). Pour les cours civiles, il doit être transmis au juge, qui, l’incluant dans le dossier, peut refuser d’entendre les doléances du conjoint récalcitrant pour le divorce civil tant que le guet n’est pas réglé. Il s’appuie pour ce faire sur l’article 21.1 de la Loi sur le divorce qui considère le refus de recevoir ou de donner le guet comme une intention de nuire et une entrave au bon déroulement du divorce civil. Cet article 21.1 a été intégré en 1990 à la loi canadienne grâce notamment à l’action de la Coalition canadienne des femmes juives pour le Guet, menée par la professeure Norma Joseph, soutenue par d’autres associations juives 10. Evelyn Brook Becker, l’actuelle présidente de la Coalition canadienne des femmes juives pour le Guet, qui aide et soutient les femmes en attente de guet, considère « que l’accord prénuptial est efficace si les avocats sont au courant de son usage et les utilisent correctement » 11. Elle rappelle qu’il y a actuellement au Québec plus de « vingt femmes agounot et combien d’autres qui ont abandonné l’espoir d’avoir un guet ? ». Pour le rabbin Whitman, « si l’accord prénuptial est correctement utilisé, il peut empêcher presque tous les cas d’agouna. (…) ». C’est pourquoi à ses yeux « les parents ne devraient pas accompagner leurs enfants sous le dais nuptial (houpa) à moins qu’un accord prénuptial ne soit signé. Les amis du couple ne devraient pas les laisser se marier à moins que cette entente n’ait été signée au préalable ». Et à celles ou ceux qui s’étonneraient que l’on parle de divorce au moment du mariage et qui craindraient que cette évocation n’éveille le « mauvais œil », le rabbin Whitman rappelle que la ketouba (acte de mariage), signée juste avant la cérémonie du mariage, mentionne notamment la somme que le mari versera à son ex-épouse, en cas de divorce. Même si de nos jours, il s’agit d’une somme symbolique, le principe est présent dans la ketouba.

Toutes les synagogues modernes orthodoxes soumettent l’accord prénuptial aux futurs mariés, à Montréal 12 comme par exemple les Congrégations Adath Israël, Spanish and Portuguese, Tifereth Beth David Jerusalem, Beth Zion, Beth Tikvah, Adath Israël, etc. D’autres congrégations, d’autres sensibilités, comme Shaar HaShomayim la propose également.

Il existe même un accord post nuptial pour les couples qui n’auraient pas eu l’occasion de signer l’accord prénuptial. En septembre dernier, soixante-quinze couples de Montréal l’ont signé 13.

Le rabbin Michaël Whitman a pour projet maintenant de se tourner vers l’ensemble du monde orthodoxe de Montréal – des congrégations sépharades aux lieux hassidiques – pour les convaincre de généraliser l’usage de l’accord prénuptial. Une action remarquable qui permettrait enfin de mettre fin à ce que certains considèrent comme le scandale du judaïsme contemporain.

 

 

 

Notes:

  1.  Voir Deutéronome 24 ; 1.
  2. Gabrielle Atlan, Les Juifs et Le Divorce: Droit, Histoire et Sociologie du Divorce Religieux, Edition Peter Lang Gmbh, Internationaler Verlag Der Wissenschaften, Berne, 2002, p. 39.
  3. Cf. Janine Elkouby, « Quelle solutions pour les messorevot guet (femmes à qui les maris refusent de donner le guet – ndr) ? Blog moderne orthodoxe, 7 mai 2014 http://www.modernorthodox.fr/quellessolutionspourlesmessorevotguetparjanineelkouby
  4. Voir par exemple pour Israël, les accords soutenus par les rabbins Stav, HNi. Media, « 44 Orthodox Rabbis Attack Tzohar Prenuptial Get: If You Support It You’re Not Orthodox », JewishPress, July 12, 2017. http://www.jewishpress.com/news/israel/religious-secular-in-israel-israel/44-orthodox-rabbis-attack-tzohar-prenuptial-get-if-you-support-it-youre-not-orthodox/2017/07/12/
  5. Définition donnée par le rabbin Michael Whitman, « FAQ – Halachic Prenup/Postnup for Canada ». http://www.adathcongregation.org/pdf_doc/HalachicPrenup-PostnupFAQ.pdf.
  6. Voir respectivement « Even Haezer 4; 107 » dans Igros Moshe et Yabia Omer, 3;18.
  7. Voir à ce sujet Gabriel Abensour, « Guide du mariage juif et des accords prénuptiaux », Blog moderne orthodoxe, 25 août 2016 : http://www.modernorthodox.fr/guidemariagejuif.
    Cf. également Rachel Levmore, « Rabbinic responses in favor of prenuptial agreements » dans Tradition 2009 n° 42;1 p.31 : http://traditionarchive.org/news/pdfs/0029-0049.pdf et Gabrielle Atlan, Les Juifs Et Le Divorce: Droit, Histoire Et Sociologie Du Divorce Religieux, op cité p 225-229.
  8. Les citations du rabbin Whitman dans cet article sont tirées des questions les plus fréquentes sur l’accord prénuptial rédigées par lui (voir note 5) ou d’autres textes sur ce sujet sur l’item de son site http://www.adathcongregation.org/page_prenup.html ; elles sont également extraites d’un entretien accordé à l’auteure de cet article le 21 août 2017.
  9. Voir http://www.adathcongregation.org/pdf_doc/HalachicPrenupforCanadaFR.pdf.
  10. Voir Pierre Bosset et Paul Eid, « Droit et religion : de l’accommodement raisonnable à un dialogue internormatif ? », Avril 2006, Commission des droits de la personne et de la Jeunesse, Québec. http://www.cdpdj.qc.ca/publications/droit_religion_dialogue_internormatif.pdf.
  11. Entretien du 21 août 2017. Pour se mettre en contact avec la Coalition canadienne des femmes juives pour le Guet, vous pouvez appeler au 514-343-8706 où sont régulièrement relevés les messages ou écrire un courriel à agunahfree@gmail.com. Il existe également un « guide du divorce juif » que vous pouvez obtenir sur demande.
  12. Pour plus d’informations, contactez le rabbin Whitman en lui écrivant : rabbi@adath.ca www.adath.ca ou par teléphone : 514-482-4252.
  13. Voir Janice Arnold, « Couples sign innovative postnup agreement at mass event », CJN,  14 septembre 2016.  http://www.cjnews.com/news/canada/httpwww-cjnews-comnewscanadapostnup-signing-montreal.
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