Réfugiés Yezidis – Exilés – Damnés dans une Europe ébranlée. Tentative de témoignage par le théâtre

Chronique de Miléna Kartowski-Aïach

Miléna Kartowski-Aïach

Miléna Kartowski-Aïach

D’origine sépharade par son père et ashkénaze par sa mère, Miléna Kartowski-Aïach est titulaire d’une licence en philosophie et d’un master de recherche en socio-anthropologie des religions ainsi que d’un diplôme de l’école des arts politiques de sciences PO Paris. Elle poursuit son doctorat en anthropologie à l’université d’Aix-Marseille. Sa thèse porte sur : « un chant d’exil en terre promise ? La création artistique engagée chez les jeunes artistes Mizrahi 1 en israël : construction identitaire, rébellion et désir de retour. » Elle a notamment travaillé sur la culture des Judéo-Berbères du Maroc, et mené une ethnographie dans les montagnes de l’Atlas. Elle est également chanteuse, auteure et développe depuis plusieurs années un théâtre anthropologique laboratoire de recherche et création, en lien avec ses terrains de recherche. Ce texte inaugure une série de fragments d’histoire(s) issus du carnet de route et de recherche de l’auteure, qui a parcouru le monde à la recherche de ses racines, mais aussi d’elle-même. La rédaction du LVS est heureuse de vous en donner la primeur.

 

Je me suis rendue sur l’île de Leros en Grèce en Septembre 2016. Je souhaitais aider les réfugiés détenus depuis plusieurs mois sur l’île et tenter de témoigner à mon retour. Sur place, je me lie d’amitié avec la communauté yezidi d’Irak, détenue depuis mars 2016 dans le hotspot 2de l’île. Ils ont fui le génocide perpétré par Daech et tenté de rejoindre l’Allemagne où plus de 100.000 Yezidis vivent. Mais ils sont arrivés à Leros après le 20 mars date de l’accord bilatéral entre l’Allemagne et la Turquie, qui a conduit à la fermeture des frontières en Europe. Avec les enfants, nous nous réunissons tous les jours pour chanter devant un vieux palais fasciste italien abandonné et nous créons le chœur de l’espoir. Leros a toujours été l’île des damnés, des exilés, des oubliés. Dans les années cinquante des milliers de patients en psychiatrie sont envoyés sur l’île où ils perdent toute identité et sont enfermés dans des conditions intolérables. Puis ce sont les prisonniers politiques qui peuplent la prison de Leros durant la dictature des colonels. Et aujourd’hui, après avoir accueilli depuis l’été 2015 des milliers de réfugiés sur la route de l’exil, Leros est devenue un lieu d’enfermement où plus de 800 réfugiés attendent que le droit d’asile en Europe leur soit accordé.

Je suis revenue à Paris avec le projet de créer une pièce de théâtre sur la situation à Leros, mais plus largement en Europe, avec des réfugiés ayant transité par l’île, des habitants et des travailleurs d’ONGs. Les témoignages vidéos et sonores recueillis sur l’île auprès des réfugiés détenus dans le hotspot feront partie intégrante de la pièce Leros, Un exil insulaire chez les damnés.

Je tente d’entretenir à distance des liens avec la communauté Yezidi, mais aussi avec les habitants de l’île. Avec des amis, nous essayons d’œuvrer auprès des politiques français afin que les 86 Yezidis de Leros puissent obtenir un visa en France et quitter l’île. Je salue l’initiative de certains juifs canadiens qui pressent leur gouvernement d’accueillir les réfugiés Yezidis. En France, les camps de Calais et du nord de Paris ont été démantelés avec violence.

Je veux croire à nos forces citoyennes pour parer aux graves disfonctionnements de l’Etat dans cette crise. Petite fille de survivants juifs de l’holocauste, apatrides et réfugiés en France après-guerre, je me sens le devoir d’aider à ma petite échelle ceux qui ont tout perdu, tout quitter et que la route de la survie à mener jusqu’à nos métropoles. Mon père a dû quitter l’Algérie en 1968, alors qu’il avait œuvré pour l’indépendance et la reconstruction du pays. Le 30 Novembre dernier s’est tenue, pour la troisième année consécutive, la Journée internationale de commémoration des réfugiés juifs du Moyen-Orient et du Maghreb. En mémoire des 850.00 réfugiés « oubliés » du monde arabe et d’Iran, des Juifs sépharades et mizrahi (du Moyen-Orient ndr) appellent à la reconnaissance de leur existence millénaire en terre d’Islam et de leur expulsion violente sans retour. N’avons-nous pas le devoir, en tant que citoyen mais aussi de par notre condition juive intrinsèquement liée à l’expérience exilique, de nous mobiliser auprès des communautés réfugiées du Moyen-Orient, et notamment auprès des minorités, premières victimes de la barbarie des islamistes ?

Voici un des textes de la pièce, écrit sur le vif à mon retour de Leros. Depuis Hazim est retourné seul en Irak, à Duhok où il a repris ses études médicales.

Hazim, jeune homme réfugié Yezidi d’Irak, détenu sur l’île de Leros, Grèce

Je ne dors plus

La fumée m’échappe

Cigarette sur cigarette

Jusqu’à me creuser le ventre

J’érafle mes lèvres

Les cils brulent

Braises sur ma langue

J’inhale jusqu’à disparaitre

Anéantir la pensée

Devenir nuage

Brume

Se diluer

Mourir à petit feu

Pour ne plus avoir à choisir

Me jeter dans la mer

Et être emporté

Cadavre abîmé

Dans les profondeurs

Là où personne ne pourra me retrouver

Je giserai

Parmi tous les autres

Dans le charnier de la Méditerranée

Enfin libre

 

J’attise

J’aspire à m’en rompre les poumons

Mes doigts transpirent

Le tabac suinte sur ma peau

Je prise

Je prie

Et je romps mon souffle

J’aspire

A rendre l’âme

Inspiration saccadée

Me crever

Me tuer

M’annihiler

Devant le camp

À la pointe des rochers

Plonger dans l’eau brunie

Qui brasse

Nos excréments

Nos peurs

Nos assujettissements

 

Sauter

Oui sauter

Et ne plus savoir nager

Comme lorsque nous somme arrivés

Dans la barque branlante

Que nous pensions être

Un cercueil flottant

 

Toutes nos économies…

Arrachées

Le canon sur la tempe

Partir

Par tempête

Par mer déchaînée

Echapper aux autorités

Témoins de nos sorts

Tenter

Et retenter

Chaque jour

Réitérer

Le large

S’y engouffrer

Partir

Prendre la route de l’Europe

Là où elle est encore libre

 

 

Notes:

  1. Terme utilisé en Israël pour désigner les Juifs originaires du Moyen-Orient et du Maghreb
  2. « Hotspots » et « processing centers » : Les nouveaux modes opératoires de la politique européenne d’encampement, d’externalisation et de tri des exilés. Sur la genèse et les usages de l’emploi du terme hotspots ainsi que son association au champ lexical de la guerre, voir les articles du réseau Migreurop (http://www. migreurop.org/), qui a été parmi les premiers à proposer une analyse critique du concept.

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