Dylan et le prix Nobel de littérature : de héraut à héros

PAR Dr AMNON J. SUISSA

Amnon J. Suissa

Dr Amnon J. Suissa est professeur à l’École de travail social de l’UQAM. Il nous a adressé la version courte d’un texte sur Bob Dylan à qui il rend ici hommage 1.

 

 

 

 

Énorme surprise, le 13 octobre 2016, Sara Danius, la secrétaire générale de l’Académie annonce que le prix Nobel de littérature est attribué à Bob Dylan. Citant les belles paroles de ses chansons « Visions of Johanna » (Visions de Johanna) et « Chimes of Freedom » (Carillons de la liberté), elle souligne que Dylan crée une nouvelle forme d’expression poétique inscrite dans la grande tradition de la musique américaine. Certains écrivains estiment la littérature bafouée par cette nomination, jugeant que cela relève plus de la chanson que de la littérature au sens classique.

Qu’entend-on par littérature classique ? Être écrivain, est-ce seulement écrire des livres ? Loin d’être tranchées, ces questions continuent de faire l’objet de débats. Doit-on mesurer la qualité d’un écrivain ou d’un artiste par l’impact et l’influence qu’il a exercés sur la société ? Si oui, Dylan est largement en tête.

Parmi les réfractaires, cette réaction de l’écrivain membre de l’académie Goncourt et romancier français Pierre Assouline : « C’est méprisant pour les écrivains ». Idem pour l’écrivain écossais Irvine Welsh, qui a déclaré : « Ce prix est le choix de vieux hippies baragouinant aux prostates rances ». On peut effectivement réfléchir au fait que cela met en veilleuse de très grands écrivains comme Philip Roth ou Joyce Carol Oates qui attendent d’être récompensés.

D’autres écrivains, Alain Mabanckou, Salman Rushdie et Joyce Carol Oates, au contraire, applaudissent la nomination. Selon eux, jouer avec les mots, c’est susciter des émotions, c’est ce que fait la littérature et c’est ce que fait Dylan. Rushdie, auteur de best-sellers et candidat au prix Nobel, estime que Dylan était un super choix : « Il est un brillant héritier de la tradition des bardes ». Pour les amoureux de la langue de Molière, on peut se demander si, en leur temps,  Brassens ou Brel n’auraient pas mérité aussi ce prix.

De Stephen King à Barack Obama et Leonard Cohen, tous se disent ravis par cette nomination et expriment respectivement : « La culture littéraire de Dylan est indéniable », « Il n’y a pas de plus grand géant dans l’histoire de la musique américaine », « Pour moi, c’est comme accrocher une médaille au mont Everest pour dire que c’est la plus haute des montagnes ».

Un peu d’histoire
Les grands-parents de Dylan ont fui les pogroms d’Europe de l’Est à la fin du 19e siècle pour s’installer à Duluth, au Minnesota, où naît Dylan en 1941. De confession juive, de son vrai nom Robert Zimmerman, l’origine de ce pseudonyme  s’inspire du poète gallois Dylan Thomas que Bob appréciait. Gamin aux allures de vagabond, Dylan prétend être un orphelin du Nouveau-Mexique pour s’intégrer au décor beatnik et hippie du début des années 60. À travers David Whittaker, un étudiant de gauche avec qui il devient ami, il découvre le chanteur Woody Guthrie qui le fascine au plus haut point.

Il dévore son autobiographie Bound for Glory (pour la gloire) et admire sa fameuse chanson « This land is your land », (Cette terre est ta terre)  un genre d’hymne national qui a inspiré le roman  Les raisins de la colère de John Steinbeck. Dylan est au chevet de son mentor Guthrie lors de son décès et c’est à ce moment précis que le père fondateur du folk américain lui reconnaît un certain talent. Cette rencontre fait partie du mythe fondateur de la scène Folk Song. Rappelons que Guthrie a été un fervent défenseur des droits des travailleurs et dénonçait les conditions d’exploitation lors de la grande dépression et des diverses colonisations dans l’Ouest américain.

En janvier 1961, Dylan arrive à New York et s’installe à Greenwich Village. Avec sa voix monotone, rauque et nasillarde, Dylan parvient à épouser les caractéristiques du chanteur folk et est repéré par des critiques musicaux du New York Times et par des agents qui le font jouer en première partie du grand bluesman John Lee Hooker. À partir de cette période, Dylan surprend l’Amérique et le monde entier avec sa prestation « Blowin in the Wind » (Souffler dans le vent). Cette chanson incarne tellement les défis de l’époque qu’il est aux côtés de Martin Luther King lors de son grand discours politique sous le signe « I have a dream » (J’ai un rêve) à Washington.

En 1979, il flirte avec le christianisme, et met entre parenthèses ses origines juives. Contrairement à Léonard Cohen qui assume entièrement sa judaïté, on peut dire que Dylan a quelque peu vacillé avec son identité. Bar-mitsva 2 en 1954, il eut un regain de son identité juive durant les 2 guerres en Israël, celles des 6 jours en 1967 et de Kippour en 1973. Durant cette période, il alla en Israël à 3 reprises et se recueillit devant le Mur de lamentations à Jérusalem.

Dans les années 2000, il a donné un spectacle pour le mouvement hassidique Habad et pour le pape au Vatican il chanta « Knocking on Heaven’s Door » (Frapper à la porte du ciel).

En 2016, en hommage à Woodie Guthrie, Bob Dylan a inauguré un musée, regroupant six mille articles issus de ses œuvres à Tulsa, Oklahoma, lieu de naissance de Guthrie. Honoré par ces archives, Dylan se dit heureux de collaborer avec l’Université Helmreich Center for American Research et la ville de Tulsa, reconnue pour son histoire de classe ouvrière, plutôt que de s’associer avec de grandes villes américaines.

Mon Bob Dylan  
Pour moi, Dylan est un phénomène à part. S’il a erré et continue de le faire encore à 75 ans avec son harmonica et sa guitare, c’est qu’il réussit, pour emprunter une expression à l’écrivain Robert Musil « à féconder nos pensées ». En me replaçant dans le contexte de la fin des années 60, j’ai été bouleversé par la justesse de ses poèmes qui critiquaient très justement les inégalités de l’époque. Dylan répondait également à ma condition de jeune adulte en quête de sens en Israël. Quand j’écoutais « How does it feel to be without a home like a complete unknown like a rolling stone » 3, cela résonnait très bien dans ce que je vivais. Entre ma réalité et ma quête de sens et ce qu’il décrivait, il y avait une belle adéquation, une vraie symbiose. Initié à ce chanteur et poète que je qualifie d’extraordinaire, c’est grâce à lui que je comprends mieux la vie américaine et ses enjeux sociaux et politiques d’hier à aujourd’hui. Dylan symbolise la quête d’une liberté plus égalitaire, plus universelle. Dans cette foulée, des chansons comme « Everybody must Get Stoned » (Tout le monde doit être « lapidé » dans le sens de gelé avec des psychotropes) ou « Mr Tambourine man » (Monsieur tambourin) ciblent bien les quêtes d’une meilleure société sans oublier le chaos des relations privées avec « Just Like a Woman » (Juste comme une femme) et « She Belongs to me » (Elle m’appartient). En pointant du doigt les écarts sociaux, économiques et raciaux, Dylan ne propose pas directement, mais ne décourage pas non plus, le recours aux hallucinogènes comme espace de résistance et de changement social.

À la fin des années 60, de mon petit coin de Kibboutz du désert israélien au Néguev, je m’identifie très fort à ces questions où Dylan défend les moins nantis et les plus faibles. Il y a sans doute un lien étroit, conscient ou pas, entre ces valeurs et celles que j’ai plus tard choisies dans ma carrière professionnelle, le travail social. En 1975, Dylan fait une tournée intitulée Rolling Thunder Review et fait un stop au Forum à Montréal. Maquillé en clown avec un chapeau et une plume amérindienne, Dylan donne un spectacle généreux hors du commun. D’une durée de 3 heures et demie, Joan Baez, Leonard Cohen et la grande poétesse canadienne Joni Mitchell sont présents, c’est le rond-point des poètes nord-américains qui chantent et dansent sur scène spontanément, un régal historique et musical. Fan invétéré, je l’ai aussi revu partout où il passait du Théâtre St-Denis durant sa « phase chrétienne » dans les années 80, au parc Jarry à l’Auditorium de Verdun et dernièrement au Centre Bell.

À mon humble avis, Dylan est le poète ayant le plus marqué l’Amérique. C’est Rimbaud, Boris Vian et Baudelaire mélangés à la sauce américaine. D’ailleurs, Dylan lisait ces auteurs et s’en inspirait. En mai 2016, le Musée de la Diaspora en Israël (Bet Hatfoussot) a consacré une exposition en son honneur. Cette même année, Dylan n’hésite pas à 75 ans à créer son 37e album. Énigmatique jusqu’au bout des ongles, le génie de sa langue poétique est qu’il transgresse l’ordre établi tout en évitant de tomber dans le piège de la morale. Quand on écoute « Mr Tambourine Man » (Monsieur tambourin) ou « Tangled up in Blue » (Enchevêtré dans le bleu), on ne peut que se réjouir de l’imaginaire dans lequel il réussit à nous transporter, un monde qui respire l’altérité et la réflexion. Dans ce sens, Dylan rend en fait un grand service à la littérature, car il fait vivre et revivre des mots, mais surtout des émotions. Il est aussi généreux, car il partage avec nous ce qu’il a de plus cher,  son intériorité.

Je crois sincèrement que les poètes sont des avant-gardistes capables de voir, de près et de loin, pour mieux observer le monde complexe dans ce qu’il ne dit pas à l’œil nu. Prophètes, plus justes et plus vrais que les grands politiciens de ce monde, ils sont souvent capables d’annoncer ou de nous sensibiliser de manière claire, voire lucide.  Pour l’empathie et l’écoute active, je ne trouve pas mieux que : « I wish that for just one time you could stand inside my shoes and just for that one moment I could be you » (je souhaite que juste pour une fois tu sois dans mes chaussures afin que durant ce moment je puisse être toi) 4. Il n’est pas seulement un poète et un créateur, il est un passeur.

 

 

 

 

Notes:

  1. La version longue de ce texte est accessible sur le site https://hakeshet.wordpress.com/2016/10/28/dylan-le-passeur/ (28.10.16)
  2. Cérémonie marquant la majorité religieuse d’un garçon à l’âge de 13 ans.
  3. « Qu’est ce que ça fait de se sentir sans foyer complètement inconnu comme une pierre qui roule », tiré de la chanson « Like a rolling stone ».
  4. « J’aimerais que juste une seule fois, tu puisses être à ma place et que juste pour un moment je puisse être toi », tiré de la chanson « Positively 4th Street »
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