Sous le ciel du logos, la boue du henné

Itinéraires croisés d’une grand-mère et de sa petite-fille, de femmes juives séfarades, entre la Tunisie, la France et Israël.

Noémie Benchimol

Noémie Benchimol

Noémie Benchimol est diplômée en philosophie et études hébraïques de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris et titulaire d’un Master d’études Historiques Philologiques et Religieuses de l’EPHE (Ecole Pratique des Hautes Etudes). Née en 1988 d’une mère tunisienne et d’un père marocain, elle vit aujourd’hui à Jérusalem avec son mari et leurs deux enfants.

Août 2007. J’ai dix-huit ans, je viens de finir ma khâgne, mes deux années de classes préparatoires et de passer un mois de concours intensifs pour tenter d’intégrer les grandes écoles. Je viens de finir ma khâgne et je me marie avec l’homme que j’aime et que j’ai rencontré à dix-sept ans. Je viens de passer deux ans à lire, à apprendre le latin, le grec, à écrire des dissertations, à tenter de maîtriser le langage conceptuel de la philosophie et je me retrouve déguisée en costume séfarade pour ma soirée de henné, caftan coloré, lourds bijoux en or, maquillage au khôl qui suit des dessins précis, les louis d’or. Le contraste m’amuse intérieurement. On m’a appris à écouter de l’opéra et je suis là, à danser l’oriental sur des musiques arabes traditionnelles qui racontent la mariée, sa beauté, à porter le caftan que d’autres femmes, mes mères et grands-mères, ont porté avant moi, à mettre sur mes paumes le henné préparé minutieusement par ma mère afin que la couleur ocre accroche bien à la peau, à suivre ces traditions qui me définissent autant que me définit mon appétence pour les choses de l’esprit. Car ces deux parties font partie de moi, je pleure en écoutant de la musique arabe, et j’aime fêter cette tradition sublime. Je n’y vois pas, contrairement à certains trop pressés d’oublier leur folklore, un reste d’arabité primitive.

Comment et pourquoi ces traditions djerbiennes se retrouvent greffées à cette fête majoritairement marocaine, alors même que je ne suis pas d’origine djerbienne, que ma mère est bien tunisienne mais qu’elle est née à Gabès? Mon engagement féministe religieux et intellectuel est-il une des caractéristiques de mon individualité ou au contraire répète une trajectoire déjà parcourue, différemment, sans les -ismes ni les revendications, par d’autres avant moi et dans ma famille?

Il faut, pour expliquer cette présence rituelle djerbienne, que je revienne à la femme dont je porte aussi le prénom, Gisèle Haddad, née Lahmy ma grand-mère, Mémé. Une femme éduquée, ayant fréquenté la mission française de Gabès jusqu’à la cinquième, ses quatorze ans, âge auquel un beau bourgeois désargenté de vingt-trois ans, mon grand-père René Haddad, s’est amouraché d’elle à la sortie de l’école.

À la faveur d’une tragédie, un très grave accident de moto de Pépé, un mois après leur mariage en janvier 1948, Mémé a appris à piquer, elle est devenue une infirmière de facto. Après quelques pérégrinations en Tunisie à Tataouine et Gabès, où elle a dirigé le dispensaire, et où sa présence a fait baisser le taux de mortalité infantile de façon significative, elle se retrouve mutée à Djerba, une presqu’île dont l’Histoire dit que les juifs y sont descendants directs de la caste des prêtres, des Cohanim, expulsés de Jérusalem à la suite de la destruction du Premier Temple, et dont le mythe dit que la synagogue de la Ghriba est construite de ses pierres.

Une vie juive insulaire, très religieuse, faite d’entre soi. La présence juive est divisée entre la Hara Zrira et la Hara Kbira, le grand quartier juif et le petit quartier juif. De 1960 à 1974, Mémé y dirigera un temps le centre de l’OSE (Œuvre des secours aux enfants, institution juive), d’où elle sera licenciée pour d’obscures raisons mettant en jeu les notables de la ville et des jalousies, et y sera la sage-femme attitrée des femmes juives. Formée par un gynécologue arabe, le Docteur Ahmad Fendri, elle a aidé à mettre au monde des centaines d’enfants, a partagé l’intimité de ces femmes avec qui elle avait peu en commun, est devenue l’une des leurs sans jamais l’être vraiment.

C’est que dans cette petite communauté d’où sont sortis de grands érudits et des rabbins passionnants, comme le Rabbin Halfoun Hacohen, Mémé détonne. Elle est européanisée, elle porte le pantalon, elle conduit. Elle ne porte pas le fouta, cette grande pièce de tissu savamment nouée et qui couvre tout le corps. Elle qui ne comprenait que peu l’arabe va apprendre à le parler couramment là-bas.

Elle parle encore aujourd’hui ce judéo-arabe bien spécifique qui mêle hébreu, français et arabe. Les Djerbiennes s’amusaient parfois à la déguiser en habits de fêtes traditionnels djerbiens. La tradition qui verra toutes mes cousines maternelles déguisées ainsi pour leur henné vient donc de là. D’une adoption, d’un emprunt, d’une greffe.

Mémé peut ainsi être qualifiée de proto-féministe. Une féministe de fait, sans théorie, sans De Beauvoir, sans revendications affirmées. Une féministe tranquille, qui décidera de faire quatorze enfants et de ne jamais s’arrêter de travailler, laissant son mari cuisiner. Aujourd’hui encore, elle s’amuse de ce que Pépé cuisine mieux qu’elle et de ce qu’elle ne sait pas vraiment faire le ménage et qu’elle déteste ça.

La grande-mère et le grand-père de Noémie Benchimol

La grande-mère et le grand-père de Noémie Benchimol

Je dois ici raconter une anecdote marquante, qui montre la force d’opposition de Mémé face aux superstitions et pressions phallocrates. Il y avait à Djerba une demi-folle, une simplette du nom de Manta, qui se promenait sans culotte et vivait dans la crasse entourée d’animaux sauvages. Il s’avéra que cette fille était enceinte, sans que l’on sache très bien qui était l’auteur du méfait. Lorsque vint le moment de l’accouchement, l’usage était qu’on fasse appeler Mémé pour venir aider la parturiente. Mais pour Manta, et alors que Mémé s’apprêtait à partir, elle eut la surprise de recevoir la visite d’un rabbin et d’un notable. Ils lui demandèrent expressément de ne pas aider cette fille à mettre son enfant au monde, arguant du fait que « Si Dieu voulait faire son œuvre et prendre la mère et le bébé, il fallait le laisser faire ». Un horrible test religieux d’où il était certain que la pauvre femme sortirait perdante. Mémé les a, non seulement, vertement envoyé balader et aidé Manta à accoucher, mais elle a encore soigné et pris soin du bébé personnellement les premiers temps de sa vie, le nourrissant comme son propre enfant, venant se substituer à cette pauvre bougresse sans doute retardée mentalement, pour nettoyer la maison, enlever les puces de la tête du nourrisson. Lorsque l’enfant eut huit jours et qu’il fallût le circoncire, aucun homme ne voulut tenir le rôle du parrain, le sandaq. S’exposant aux moqueries et sous-entendus, Pépé accepta ce rôle et cette grande mitswa. Il eût comme difficile tâche de donner un prénom à l’enfant. Comme on était en début d’année et que Pépé n’y avait pas pensé avant, il répondit « Bounani » (bonne année prononcée à l’arabe) lorsque le circonciseur lui demanda « Et son nom en Israël sera… ». Bounani. Ce nom qui cristallise à lui tout seul l’engagement de Mémé pour la vie et la justice face aux dérives superstitieuses et machistes.

Après Djerba, direction la France, où mes oncles et tantes étaient déjà en pensionnat. Car pour Mémé, hors de question qu’ils n’aient pas d’éducation laïque et religieuse. Et pour enfin rejoindre Israël, où ses parents et sœurs étaient venus dès 1948, il faudra attendre ses 70 ans, pour enfin concrétiser le rêve de cette sioniste de la première heure. Mémé et Pépé vivent aujourd’hui à Jérusalem, là où je vis aussi depuis quatre ans. Il faudrait une autre histoire pour raconter le devenir parallèle et différent de ces juifs séfarades émigrés en Israël dans les premiers temps de l’État, et ceux venus vivre en France ou dans les pays européens. Au sein de mêmes familles, deux destinées identitaires et culturelles radicalement différentes.

J’ai donc suivi à peu près son itinéraire, à la différence que ma Tunisie à moi, elle est surtout rêvée, qu’elle est surtout faite d’expressions imagées, d’odeurs, de saveurs, de sons, comme mon Maroc. Que je suis, moi, née en France, où j’ai pu étudier à l’école puis à l’université. Et que je suis, moi, une féministe orthodoxe assumée.

Tradition et modernité, séfaradité et francité, religion et émancipation, féminisme au singulier du Je, et machisme le plus souvent du Nous communautaire; ces couples d’antonymes, ces pôles en tension, travaillent et ont travaillé nos vies de femmes. Parler la langue de l’universalité tout en célébrant ses origines et sa culture, être très pratiquante tout en pensant les abus d’une domination masculine de la religion, se penser avant tout française et se découvrir mizrahit, orientale dans les yeux ashkenazo-centrés des Israéliens, voilà quelques-unes des dialectiques qui peuvent être à l’œuvre dans la vie d’une femme juive orthodoxe féministe et séfarade au XXIe siècle.

Noémie Benchimol

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