«Les Sépharades ont toujours porté l’Espagne dans leur cœur»

UNE ENTREVUE AVEC ISAAC QUERUB CARO, PRÉSIDENT DE LA FÉDÉRATION DES COMMUNAUTÉS JUIVES D’ESPAGNE

« Señor, se nos ha llamado « Españoles sin Patria » pero, como bien sabéis, el corazón no sabe de razones y, por el ejemplo bendito de nuestros padres, hemos sido y seguiremos siendo Embajadores de las bondades de un país al que fuimos incapaces de dejar de amar. »

« Majesté, on nous a appelés « Espagnols sans Patrie », mais comme vous le savez bien, le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. En suivant l’exemple béni de nos parents, nous avons été et continuerons d’être des Ambassadeurs de la bonté d’un pays que nous avons été incapables de cesser d’aimer. »

Elias Levy

Elias Levy

La voix nouée par l’émotion, c’est avec ces mots empreints d’une grande solennité qu’Isaac Querub Caro, Président de la Fédération regroupant les treize Communautés juives d’Espagne, s’est adressé au Roi Felipe VI d’Espagne au cours d’une cérémonie très émouvante qui a eu lieu le 30 novembre dernier au Palais royal de Madrid.

Une rencontre mémorable, où étaient présents des leaders des communautés sépharades d’Espagne, d’Israël et de la Diaspora, organisée à l’initiative du Roi Felipe VI pour souligner l’adoption, le 10 juin 2015, par las Cortes – Parlement espagnol – de la Loi qui permettra aux descendants des Sépharades expulsés d’Espagne en 1492 de recouvrer la nationalité dont leurs ancêtres furent déchus.

« C’est un moment mémorable et historique pour le Judaïsme espagnol, le peuple espagnol et le Séphardisme. L’Espagne n’a pas manqué cette fois-ci son rendez-vous avec les Sépharades », nous a dit Isaac Querub Caro au cours de l’entrevue qu’il nous a accordée depuis Madrid.

Figure des premier plan des Judaïsmes espagnol, sépharade et européen, Isaac Querub Caro, né à Tanger, Maroc, en 1955, et établi en Espagne avec sa famille depuis 1966, a un parcours communautaire très marquant : ancien Président de la Communauté juive de Madrid; Président des Amis Espagnols de Yad Vashem – Institution israélienne qui s’est mérité en 2007 le prestigieux Prix de la Concordia, décerné par la Fondation du Prince des Asturies –; membre du Conseil des Gouverneurs de l’Université de Tel-Aviv; membre du Conseil d’administration de la branche espagnole du Centre Shimon Peres pour la Paix…

Sous la gouverne d’Isaac Querub Caro, la Fédération des Communautés juives d’Espagne a joué un rôle majeur auprès du gouvernement de Madrid dans le processus d’élaboration de cette nouvelle législation qui réhabilitera un droit fondamental dont les Sépharades de souche hispanique ont été privés pendant plus de cinq siècles.

On estime entre 40 000 et 45 000 le nombre de Juifs vivant aujourd’hui en Espagne.

Seuls les Juifs pouvant prouver leur origine sépharade, au sens ibérique du terme, pourront obtenir la nationalité espagnole, rappelle Isaac Querub Caro.

« Tous les Sépharades souhaitant acquérir la nationalité espagnole devront préalablement démontrer leurs liens avec l’Espagne, que ce soit par leur nom de famille – une liste des patronymes sépharades éligibles a été établie par le gouvernement espagnol –; leur langue familiale; leur descendance directe ou leur lien de parenté collatéral avec des Sépharades expulsés d’Espagne en 1492; leur attachement aux us et coutumes sépharades; leur certificat de mariage religieux – Kettouba –, célébré selon le rite synagogal sépharade; leur appartenance à une communauté sépharade… Ces preuves de liens avec le Séphardisme espagnol devront être entérinées par une Attestation qui sera émise par la Fédération des Communautés juives d’Espagne. »

Cette nouvelle Loi visant à redonner la citoyenneté espagnole aux descendants des Juifs bannis d’Espagne il y a 524 ans est-elle un fait inusité dans les annales historiques et juridiques de l’Espagne?

« Non. Il y a eu plusieurs antécédents », souligne Isaac Querub Caro.

En 1924, le gouvernement issu de la dictature instaurée par Miguel Primo de Rivera promulgua un Décret juridique qui a permis d’octroyer la nationalité à des Sépharades désireux de quitter des contrées ravagées par la guerre. Plusieurs milliers de Sépharades de Turquie ont bénéficié de cette disposition juridique.
Cette Loi fut réactivée au début des années 90 durant la Guerre des Balkans pour permettre à des familles Sépharades natives de l’ex-Yougoslavie d’échapper aux affres de ce conflit très meurtrier et de s’établir en Espagne.

En novembre 1992, quelques mois après la commémoration du 500e anniversaire de l’expulsion des Juifs d’Espagne, las Cortes promulguèrent une Loi historique qui considérait, pour la première fois dans l’Histoire de l’Espagne, le Judaïsme comme « une religion à part entière ». Depuis, le Judaïsme bénéficie des mêmes droits que ceux accordés au Catholicisme, religion officielle de l’Espagne. Cette Loi historique fut le fruit de longues années de négociations entre le gouvernement espagnol et la Fédération des Communautés juives d’Espagne, présidée alors par un grand leader Sépharade, feu Samuel Toledano.

Au printemps 1992, lors de sa visite mémorable à la Synagogue de Madrid, le Roi Juan Carlos Ier déclara: « Les Juifs sépharades doivent se sentir en Espagne comme chez eux parce que l’Espagne est leur maison. »

« Cette première visite royale à la Synagogue de Madrid a marqué indéniablement un avant et un après dans les relations entre l’Espagne et les Sépharades », dit Isaac Querub Caro.

Quel est l’état actuel des relations entre les Juifs et l’Espagne?

« Depuis le début du XXe siècle, à la différence d’autres pays qui n’ont jamais rien fait pour les Juifs lorsque ces derniers traversaient des moments de grande détresse, l’Espagne s’est toujours comportée honorablement envers les Juifs. Certains diront que cette attitude affable vise à réparer la grande tragédie que les Juifs ont vécue lorsque les Rois Catholiques avalisèrent leur expulsion d’Espagne. C’est fort possible. Mais ce qui compte réellement dans la vie et dans l’Histoire, ce sont les gestes et les actes concrets et non les rhétoriques creuses. Sur ce plan-là, on ne peut rien reprocher à l’Espagne », répond Isaac Querub Caro sur un ton catégorique.

À l’instar des autres pays européens, l’antisémitisme prolifère aussi dans l’Espagne démocratique du début du XXIe siècle. Ce phénomène morbide inquiète-t-il Isaac Querub Caro?

« L’Espagne n’est pas un pays antisémite, dit-il. Cependant, de récentes enquêtes d’opinion commanditées par des organisations juives et non-juives nous rappellent que des stéréotypes et des préjugés antisémites tenaces sévissent toujours dans la société espagnole. D’après plusieurs enquêtes d’opinion, un pourcentage important d’étudiants espagnols ne souhaitent pas avoir comme camarade de classe un Juif. En Espagne, l’image des Juifs continue à être sensiblement dénaturée. Ces préjugés antisémites émanent d’un contexte historique et populaire délétère et sont aussi la résultante du traitement peu objectif que les médias espagnols font du conflit israélo-palestinien. »

L’assimilation des Juifs est-elle un phénomène important dans l’Espagne d’aujourd’hui?

« Les Juifs, qui sont parfaitement bien intégrés dans la société espagnole, aiment beaucoup l’Espagne. La majorité des Juifs espagnols sont d’origine sépharade. C’est-à-dire que bien qu’ils aient reçu dans leur pays natal une éducation en français ou dans une autre langue, ils ont grandi au sein de familles qui parlaient l’espagnol à la maison. Cette bonne connaissance du castillan a beaucoup facilité leur intégration dans la société espagnole. Mais cette forte intégration n’est pas synonyme d’assimilation. En effet, en Espagne, la proportion de mariages mixtes, entre Juifs et Catholiques, est relativement faible. Il est indéniable que le rôle fondamental joué par les communautés juives institutionnelles espagnoles a grandement contribué à endiguer le phénomène de l’assimilation. Ces communautés, qui sont relativement petites quand on les compare aux communautés juives des États-Unis, du Canada, de France, d’Angleterre… sont très bien structurées et organisées. Celles-ci ont bâti des écoles juives, des synagogues, des centres communautaires… En Espagne, les Juifs peuvent vivre pleinement une vie juive. »

Comment Isaac Querub Caro envisage-t-il l’avenir des Juifs en Espagne?

« Je suis optimiste. Dans l’Histoire du peuple juif, il n’y a pas de place pour le pessimisme. Avec l’Histoire qu’ils ont derrière eux, les Juifs n’ont pas une autre alternative : ils doivent continuer à envisager le futur avec espoir et optimisme. Je crois dur comme fer à la conviction, à la motivation et à l’ambition qui ont toujours animé le peuple juif et à la relation charnelle et indéfectible que celui-ci entretient avec l’État d’Israël. »

Elias Levy

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