« Alyah », le récit d’un désenchantement – entretien avec Eliette Abécassis

Propos recueillis par Annie Ousset-Krief

Cet article est paru en mai 2015 dans Information Juive. Nous remercions le directeur de publication Victor Malka et l’auteur de leur aimable autorisation de reproduction.

Annie Ousset-Krief

Annie Ousset-Krief

Quatre mois après les attentats de janvier (2015), la philosophe et écrivaine Eliette Abécassis publie un nouveau roman, Alyah aux éditions Albin Michel. Alyah, le mot hébreu pour « montée » – montée en Israël, retour vers la Terre Promise – relate l’histoire d’Esther Vidal, jeune professeur juive sépharade exerçant en région parisienne, qui constate avec effroi la dégradation de la situation des Juifs en France et se pose la question de son avenir dans ce pays. Esther/Eliette raconte son angoisse, ses désillusions et son désarroi face à une montée de l’antisémitisme qui semble inexorable. « Heureux comme Dieu en France » : le vieil adage a vécu – remplacé par les images glaçantes des manifestants hurlant « mort aux Juifs » dans les rues de Paris et de Sarcelles à l’été 2014. Après le meurtre d’Ilan Halimi par le « gang des barbares » en 2006, l’assassinat des trois jeunes enfants de l’école Ozar Hatorah à Toulouse (et du père de deux d’entre eux) en 2012, et de quatre hommes dans l’hypermarché casher de Vincennes en janvier 2015, les Juifs français ont compris avec horreur que la France abritait en son sein un foyer antisémite meurtrier qui ne cesse de croître. Mêlant réalité et fiction, Eliette Abécassis nous offre un livre émouvant, qui entre en résonance avec nos interrogations et nos peurs.

Éliette Abecassis

Éliette Abecassis

Eliette Abécassis m’a accordé un entretien durant lequel la romancière me confiera ses craintes et ses doutes.

Eliette Abécassis, merci de me consacrer ces instants, car vous êtes très sollicitée par les médias depuis la parution de votre livre. Ma première question sera sur la conception de ce roman. Aviez-vous ce livre en projet avant les attentats de janvier, ou l’avez-vous écrit dans l’urgence, parce que « tout va mal », comme le dit votre héroïne?

Eliette Abécassis – J’ai commencé ce livre en août (2014), après les manifestations violemment antisémites, qui avaient été un vrai choc pour moi. Mais après les attentats de janvier, j’ai tout repris, parce que tout ce que j’avais écrit prenait soudain une résonance d’une actualité et d’un tragique terribles. J’ai dû tout reprendre en le colorant d’une nuance encore plus sombre. Mais tout avait commencé avec le meurtre d’Ilan Halimi, puis il y a eu Toulouse, Bruxelles, tout un enchaînement, et une accumulation d’actions antisémites quotidiennes.

Alyah

Alyah

Le Point a publié des extraits de votre livre, avec en couverture le titre, « J’ai peur d’être juive en France ». Est-ce que la formulation est exagérée?
C’est ce que Le Point a titré, mais je n’ai jamais dit cette phrase. C’est plutôt de l’angoisse, des questionnements et de la colère, parce que la situation a dégénéré, alors que cela fait des années que l’on sait ce qu’il se passe. Le livre Les Territoires perdus de la République a été publié il y a 15 ans par des professeurs qui dénonçaient déjà cette situation. Rien n’a été fait pour trouver des solutions et remédier à cette société qui se désagrège, et rien pour protéger les Juifs, même après Toulouse.

Vous utilisez aujourd’hui le mot de colère, mais j’ai trouvé dans votre livre plus d’angoisse et de résignation que de colère.

Oui, c’est vrai, il y a une nostalgie, comme si tout était déjà joué – et puis du découragement et de la déception. Il y a aussi une certaine dénonciation, de l’Éducation nationale, et c’est clair, du gouvernement.

Vous accusez les gouvernements successifs de « laisser-faire coupable et inquiétant », ajoutant « et le pire, c’est que cela continue aujourd’hui ». L’État est-il donc responsable de cette aggravation de la situation? Qu’aurait-il fallu faire dans les banlieues, puisque c’est là que tout a commencé?

Déjà mettre un nom sur les choses, car on ne peut pas combattre un ennemi qu’on n’a pas nommé, et ensuite, prendre les mesures qui s’imposent. Quand je vois que la ministre de l’Éducation nationale veut supprimer le latin et le grec comme réponse à la crise grave que nous connaissons, je suis encore plus découragée. C’est un nivellement par le bas qui n’apporte rien. Il est important d’enseigner la langue française, les origines de la langue française à travers le latin et le grec, les fondements de la civilisation païenne et chrétienne… C’est une réponse inappropriée à un problème réel. Il faut éduquer, former et instruire. Il faut aussi retrouver l’autorité, on est allé trop loin dans la permissivité, les profs sont dépassés. Ils ne peuvent plus enseigner leur programme, dans certains établissements, on ne peut plus enseigner Madame Bovary parce que c’est immoral, et finalement, la Shoah…

Pourquoi avez-vous choisi la forme romanesque? Est-ce que cela vous permet d’aller plus loin en vous exprimant par l’intermédiaire d’un personnage fictif?

Oui, ça permet de raconter une histoire sans prendre parti. J’ai surtout des questions, je n’ai pas de réponses. La forme romanesque permet d’enseigner des choses, mais sans dogme, de présenter une multiplicité de points de vue sans asséner des vérités. Dans ce sens, ça rend mieux compte de la réalité.

Votre héroïne s’appelle Esther Vidal, c’est le personnage principal de Sépharade, 10 ans plus tard. Esther, c’est vous?

Oui, Esther est mon double littéraire. Nous avons beaucoup de points communs : juive sépharade, d’origine marocaine, élevée à Strasbourg, mère de 2 enfants scolarisés dans une école juive…

A propos d’enfants, l’un des personnages, Gabrielle, décide de faire son alyah, car, dit-elle, « quel avenir pourrais-je offrir ici à mes enfants? » Est-ce une question que vous vous posez personnellement?

Franchement, oui. L’avenir est angoissant. La société qui se désagrège, la perspective de voir la montée de l’extrême-droite, peut-être l’arrivée de Marine Le Pen au pouvoir, la montée de l’antisémitisme, tout ça fait que j’ai du mal à voir mon avenir en France. Et un avenir pour la France. C’est pour ça que mon héroïne se pose la question du départ. Moi, c’est une question que je me pose tous les jours. Mais j’aimerais pouvoir rester.

Et qu’est-ce qui vous fera partir? Dans votre livre, Esther dit, « à partir de quel moment le seuil sera-t-il dépassé? ». Pour vous, c’est quoi, le seuil?
Le seuil est en fait dépassé, pour moi. Le seuil a été dépassé lorsqu’Ilan Halimi a été tué, lors des attentats de Toulouse, en fait, il est sans cesse dépassé. Après, c’est la question de l’immigration. On ne part pas facilement. Est-ce qu’il va y avoir un départ massif des Juifs de France ? Mais comme le dit mon personnage, et comme l’a dit Manuel Valls, la France sans les Juifs ne sera plus la France.

Vous achevez votre livre sur ces mots, en effet, comme en écho au discours de Manuel Valls. Est-ce que vous percevez le Premier Ministre comme quelqu’un qui peut agir efficacement? Ou est-ce que ce ne sont que des mots?

Non, ce ne sont pas que des mots. Il a trouvé les mots qu’il faut, qui m’ont vraiment émue, et il a agi : il a quand même déployé l’armée. C’est bien de lutter contre l’islamisme, le radicalisme islamique.

C’est donc un signe d’espoir, pour vous?

Oui, c’est un signe d’espoir. Mais il a fallu les attentats de janvier pour que le gouvernement prenne les mesures qui s’imposent.

Surtout l’attentat contre Charlie Hebdo, car s’il n’y avait eu que l’attentat contre l’hyper casher, on peut se demander si les choses auraient bougé…

C’est en effet la question que tout le monde se pose, et que je pose dans mon livre. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de manifestations comme celles du 11 janvier après Toulouse? Le fait d’avoir tué des enfants, ça n’a pas ému les foules? Était-ce moins grave parce que les victimes étaient des enfants juifs? Ça, c’est terrible. Comme le dit mon personnage, «est-ce que tous ces gens seraient descendus dans la rue si on n’avait tué que des Juifs? » Le 11 janvier, c’est à la fois grandiose et démoralisant.

C’est votre personnage qui s’exprime ainsi, mais c’est vous aussi?

Oui, oui.

Dès le début, vous faites un parallèle avec l’Allemagne nazie. Vous parlez aussi de « climat pré-apocalyptique ». Pensez-vous que nous soyons dans une période similaire, tout aussi dangereuse?

Oui, j’ai le sentiment qu’effectivement on est dans une crise de société et même de civilisation. On est dans un état de guerre, cette guerre est mondiale, mais elle est aussi déclarée chez nous ; et il faut prendre la mesure de cet état de guerre pour pouvoir l’éviter.

L’idée d’exil apparaît à plusieurs reprises dans votre ouvrage. Ce terme est très fort. Vous sentez-vous vraiment en « exil sur votre terre natale »?
Oui, il y a le sentiment de ne plus reconnaître la France. Je suis française, c’est mon pays. Quand je voyage à l’étranger, je me sens très française, j’adore Israël, j’adore aller en Israël, je suis très attachée à Israël, mais je suis profondément française – toutes les valeurs de la France, la liberté, l’égalité, la fraternité, l’humanisme, tout vient de la France… Mais je me sens en exil quand j’allume la télé et que je vois les médias depuis des années et des années faire des reportages ignobles sur Israël, le parti pris, cette propagande contre Israël… Je ne peux plus parler sur Israël parce que sinon, je perds mes amis.

Comment votre livre a-t-il été reçu dans votre entourage ?

Très bien, beaucoup de gens m’ont dit qu’ils se retrouvaient dans le livre. Ça leur a fait du bien ! C’est la force de la littérature, la forme romanesque leur a offert comme un miroir, un reflet de ce qu’ils ressentent.

À la fin du livre, vous dites « tout est perdu ». Stéphane, le laïc qui ignorait son judaïsme, qui dénonçait une « psychose » de l’antisémitisme, part à Londres, et Esther Vidal déclare : « dans 10 ans, je ne serai plus en France ». Même la Tour Eiffel qui symbolisait par sa forme le « A » de « amour », arbore maintenant le « A » de « alyah », écrivez-vous. Et vous, envisagez-vous vraiment l’alyah?

J’ai toujours pensé à l’alyah, mais comme un idéal, le départ ne serait pas une fuite. Ce serait comme une ascension – le mot alyah signifie « montée ». Maintenant, je suis très française, donc je suis en attente, dans le questionnement…

Est-ce que les intellectuels juifs ne devraient pas s’exprimer davantage?

C’est compliqué de s’exprimer, il y a un malaise profond dans la communauté, on ne peut pas parler, on ne peut même pas dénoncer l’antisémitisme ; et surtout, cette façon d’attaquer Israël : l’antisionisme, c’est le nouveau visage de l’antisémitisme. On ne peut plus s’exprimer. Dès qu’on s’exprime, on est mal jugé. Regardez par exemple la façon dont a été traité Alain Finkielkraut. C’est terrible!

Vous êtes écrivain, juive sépharade, française, strasbourgeoise, héritière du judaïsme marocain… Cette identité multiple est-elle encore compatible avec la société française d’aujourd’hui?

Je me sens de plus en plus en décalage. Mes différentes identités ne sont plus compatibles. Et ce malaise est inquiétant.

Qu’est-ce que vous attendez du livre?

C’est à la fois un plaidoyer pour la France, et une dénonciation des actes commis contre les Juifs, un plaidoyer pour le peuple juif, un manifeste pour la communauté. Au-delà de ça, ça concerne tout le monde, car tout le monde se pose la question de partir, et tout le monde ressent ce malaise, surtout depuis janvier. Il y a deux messages : un message communautaire, et un message adressé à la France, et ce n’est pas le même message.

Vous n’êtes pas vraiment résignée, à la différence d’Esther?

Non, je ne suis pas résignée. Je voudrais garder espoir.

Annie Ousset-Krief

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