Les Séfarades d’Israël : De la frustration à la contribution

Dans l’État d’Israël d’aujourd’hui, la discrimination entre Séfarades et Ashkénazes n’a pas encore totalement disparu. Elle a subi une mutation et s’exprime bien plus discrètement que par le passé. Mais surtout, elle est mise à l’écart par de plus en plus de cadres sociaux qui, au lieu de gémir sur leur sort, préfèrent construire en utilisant les clés renfermées dans l’inestimable patrimoine culturel et religieux séfarade, et en les mettant au service d’une société israélienne en perpétuelle quête d’unité et de
solidarité sociale.

La persistance d’une discrimination à l’encontre des Séfarades

En février dernier, en 2015, un mois avant les élections législatives qui ont conduit à la formation du gouvernement Nétanyaou, une étonnante rencontre s’est tenue à Jérusalem. Une délégation d’anciens responsables des « Panthères Noires » conduite par l’ex-député Charlie Bitton, est venue faire acte d’allégeance politique au parti sépharade orthodoxe Chass et à son leader Arié Dérhy. La chaleureuse poignée de main entre Bitton, l’ex-communiste laïc et Derhy l’ultra-orthodoxe pouvait paraitre surréaliste. Outre leurs mêmes origines marocaines, que pouvait-il bien y avoir de commun entre l’ex-communiste laïc et le rabbin ultra-orthodoxe ? Réponse : un même sentiment persistant de discrimination des Séfarades en Israël. Car pour eux, pas de doute possible : 40 ans après l’apogée du grand mouvement de protestation sociale déclenché par les Panthères Noires dans les quartiers défavorisés de Mousrara et Katamon à Jérusalem, et 30 ans après la création par Ovadia Yossef, zal, (1920-2013) Grand Rabbin Sépharade d’Israël de 1973 à 1983, et par Arié Derhy lui-même, du parti orthodoxe séfarade Chas dont la devise appelait à restaurer l’honneur perdu des Séfarades, il existe toujours dans l’Israël de 2015 une forme de ségrégation entre Sépharades et Ashkénazes.

Un sentiment qui s’est consolidé au cours des dernières années au travers de plusieurs développements sociaux marquants, comme cette surprenante affaire de l’école orthodoxe de la localité d’Immanuel en Samarie dont les dirigeants avaient dressé un mur au centre de la cour afin de séparer écolières sépharades et ashkénazes 1! Par la suite, en 2013, un passionnant documentaire réalisé par le journaliste israélien Amnon Levy avait prouvé la profondeur du sentiment de frustration des Séfarades vivant dans certaines villes de développement du Néguev. Levy avait alors appuyé son argumentaire en avançant des données pertinentes. Ainsi, on apprenait que dans les universités israéliennes, seul un étudiant sur quatre est Séfarade; que dans le corps universitaire, on ne compte guère plus d’un professeur séfarade sur dix; que les salaires des Séfarades sont inférieurs de 25 % à ceux des Ashkénazes et que 90% des juges israéliens dans les plus hautes instances sont ashkénazes, alors que l’immense majorité des délinquants incarcérés dans les prisons israéliennes sont d’origine séfarade.

Au lieu d’analyser ces conclusions préoccupantes, plusieurs faiseurs d’opinions avaient reproché à Lévy d’avoir voulu délibérément faire rejaillir le « démon communautaire », terme effrayant qui curieusement, ne s’est jamais appliqué à d’autres qu’aux Séfarades d’Israël.

Des bouleversements dans la société israélienne depuis 40 ans

Alors bien évidemment, il est difficile de balayer d’un revers de manche des données qui confirment la persistance du problème. Toutefois, les brandir pour prétendre que rien n’a changé en 40 ans et que les Séfarades sont toujours aujourd’hui les laissés-pour-compte de la société israélienne, serait falsifier l’histoire.

Car durant ce laps de temps, l’État d’Israël a vécu plusieurs bouleversements qui ont irrémédiablement modifié son paysage social.

— Bouleversement politique d’abord, avec l’arrivée au pouvoir en 1977, d’un Menahem Begin (1913-1992) qui, en dépit de ses origines ashkénazes-polonaises, avait été le premier à percevoir le cri de colère des ces Séfarades d’Israël envers un establishment travailliste, ashkénaze et laïc, qui les avait plongé, eux qui étaient si fiers de leur patrimoine, dans une réelle détresse sociale. En offrant une chance politique à plusieurs jeunes « loups » séfarades , tels David Lévy ou Meir Chitrit, Begin avait déjà commencé à laver l’affront de ceux que les pères fondateurs appelaient, avec mépris, le « Second Israël » et que Golda Meir avait qualifié dans une formule bien malheureuse de « pas sympas ».

— Bouleversement sociologique ensuite, avec l’arrivée, dans les années 1990, de plus d’un million et demi d’immigrants de l’ex-Union Soviétique : une alya (montée en Israël) massive qui a eu deux effets majeurs : elle a d’abord permis aux Séfarades de grimper d’un cran dans l’échelle sociale d’Israël en trouvant dans cette population a forte majorité ashkénaze, plus nécessiteux qu’eux-mêmes. Et par ailleurs, elle a rompu définitivement une forme de parité numérique qui existait jusque là dans la société israélienne entre Ashkénazes et Séfarades.

— Autre bouleversement majeur, religieux cette fois, avec le développement fulgurant, dans les années 1990, du parti Chass qui a su, en particulier grâce à la personnalité hors normes du gand rabbin Ovadia Yossef canaliser les désirs de revanche d’une partie des Séfarades d’Israël, et les orienter vers un retour à la tradition juive sans toutefois, aux yeux de certains – dramatique paradoxe – vouloir sincèrement extraire cet électorat des couches sociales les plus défavorisées, en leur proposant, par exemple, un réseau éducatif de qualité de crainte qu’il ne lui échappe, définitivement.

Ces bouleversements expliquent pourquoi, s’il existe toujours une discrimination sociale entre Séfarades et Ashkénaze, celle-ci a opéré une profonde mutation.

Une discrimination dans tous les milieux qui ne dit pas toujours son nom

Elle demeure certes omniprésente et décomplexée dans les milieux orthodoxes-harédi (ultra orthodoxe littéralement « craignant Dieu »). Outre l’affaire de l’école d’Immanuel, il est de notoriété publique que pour espérer être accepté dans les plus prestigieuses yéchivot (écoles académiques) ashkénazes-lituaniennes de la ville de Bné Brak, il est préférable de s’appeler Goldberg plutôt que Bensoussan et que certains candidats séfarades sont prêts à « retoucher » leurs origines pour y être admis ! De même, un jeune étudiant harédi-séfarade, même particulièrement brillant, n’aura aucune chance d’être présenté à une jeune fille de bonne famille ashkénaze. Les exemples d’une telle ségrégation ne manquent pas. Et le comble de l’absurde est que même les leaders du Chass, préfèrent aujourd’hui encore user de la vitamine P (Protection ou Piston) pour faire accepter leurs enfants dans les grandes yéchivot ashkénazes plutôt que de les inscrire dans des yéchivot séfarades moins cotées.

Ceci dit, dans le reste de la société israélienne, par contre, tout est plus diffus, plus discret, moins voyant. D’abord, parce que toute discrimination sur fond d’origine communautaire est officiellement proscrite. D’ailleurs, signe de temps nouveaux : le Bureau national des Statistiques prétendant qu’il est devenu impossible de qualifier de Séfarades ou d’Ashkénazes des jeunes israéliens dont les parents sont issus des deux communautés ou dont les grands-parents sont originaires de quatre diasporas différentes, a cessé de fournir des données en fonction des origines des Israéliens. Ensuite parce que le « politically correct » a travaillé des heures supplémentaires, au cours des dernières années, sur le dossier séfarade : la presse et les médias israéliens ont modifié leur terminologie. Ainsi, ils préfèreront parler de la « Périphérie » et du « Centre », plus précis que les définitions de Séfarades et Ashkénazes. Mais les dérapages existent bel et bien : dans son documentaire, Amnon Levy cite le cas d’une jeune femme d’origine séfarade qui s’est mariée à un ashkénaze : à la recherche d’un emploi, elle a envoyé son CV sous son nom de jeune fille et s’est vue opposer une fin de non recevoir. Quelques jours plus tard, elle a renvoyé le même CV avec son nom de femme mariée et elle a été admise.

Il y a également le poids d’un héritage discriminatoire que l’on ne parvient pas toujours à effacer. Exemple : dans le secteur immobilier, les kibboutzim proches de la métropole telavivienne, et dont la population est très majoritairement ashkénaze ont pu sans difficulté et avec l’aval de l’État, s’enrichir en vendant au prix fort à des promoteurs, une partie de leur terres cultivables. Par contre dans les villes de développement, les Israéliens nécessiteux, en forte majorité séfarades sont sommés d’acheter le vétuste appartement de HLM qu’ils louent de longue date sous peine d’en être expulsés. Personne bien entendu n’affirmera qu’il y a là discrimination. Mais en regardant de plus près, elle existe bel et bien.

« De la douleur à la force », des initiatives constructives séfarades

Toutefois face à cela, un changement passionnant est en train de se produire. Longtemps, dans la réalité israélienne, les Séfarades ont été perçus comme d’éternels mécontents, de sempiternels frustrés, se plaignant de leur sort et fustigeant ceux qu’ils tenaient pour responsables de leur statut social. A tel point que souvent, « Séfarade » est devenu synonyme de « pleurnicheur ». L’ex-chef de la diplomatie David Levy en a été la personnification la plus marquante, suivi de près par Arié Derhy et Elie Ichai, leaders de Chass…
Aujourd’hui, et depuis plusieurs années, ces gémissements cèdent la place à une démarche plus positive et constructive de la part de militants sociaux séfarades, dont le dénominateur commun a été d’avoir réussi à s’extraire avec détermination de leur environnement social et d’avoir connu une formidable réussite professionnelle. Ces Séfarades modèle 2015 se sentent parfaitement intégrés dans la société. Ils ont relevé la tête mais surtout, ils entendent prouver que leur identité séfarade, loin d’être un handicap, a été pour eux, un atout incontestable dans leur course vers le succès. Un atout qu’ils souhaitent désormais partager avec d’autres dans le but avoué de corriger certaines carences de la société israélienne.

C’est en substance le message véhiculé depuis une quinzaine d’années, par l’association israélienne « Mimizra’h Shemesh » (littéralement de l’est vient le soleil), affiliée à l’Alliance Israélite Universelle, et qui s’est fixée pour objectif prioritaire de mettre en valeur la richesse et la spécificité du patrimoine séfarade avant de tenter de l’appliquer dans la réalité sociale d’Israël. Comme l’explique le rabbin Itzhak Chouraqui, directeur du Beit Midrash (lieu d’étude) « Merhav » au sein de « Mimizra’h Shemesh » : « Il n’est pas question d’oublier les injustices sociales dont les Séfarades ont été victimes, il y a 40 ou 50 ans en Israël. Mais il s’agit plutôt d’utiliser cette expérience à des fins bénéfiques et positives. L’un de nos programmes s’appelle « De la douleur à la force », un titre qui reflète parfaitement notre état d’esprit. Nous voulons tirer les leçons du passé afin d’offrir un avenir meilleur ». Le patrimoine historique et spirituel séfarade renferme selon les dirigeants de « Mimizra’h Shemesh », les formules nécessaires, par exemple, pour combler le fossé social entre riches et pauvres. Il suffit juste de calquer cet enseignement à la réalité israélienne. Aujourd’hui « Mimizra’h Shemesh » organise à travers le pays moult séminaires de formation, ateliers et conférences auxquels de nombreux cadres sociaux israéliens participent. Le mouvement, qui entend pour l’heure rester idéologique, est également présent dans les lycées israéliens. Quant au rabbin Chouraqui, il consacre l’essentiel de son énergie à puiser dans l’extraordinaire bagage spirituel transmis par les grands rabbins séfarades, tels que le Rishon le Tsion, le Grand Rabbin Sépharade de l’État hébreu de 1939 à 1954, Bension Meir Ouziel, zal (1880-1954), ou encore les grands rabbins Shalom Messas, zal, (1913-2003) et Yossef Messas, zal (1891-1974), zal, des enseignements dont l’actualité saute aux yeux et qui pourraient être concrétisés dans la réalité israélienne. Un exemple : « Nos rabbins ont toujours évité d’exclure ceux qui s’écartaient du droit chemin. Au contraire, ils ont toujours su les rapprocher et les maintenir dans le giron communautaire. En préservant l’unité dans leur communauté, en publiant des décrets conciliants sans jamais s’écarter de la halacha (loi juive), ils nous ont tracé une voie. Notre devoir, alors que nous avons notre État, est de la transposer dans la réalité israélienne d’aujourd’hui afin que celle-ci soit moins clivée et plus attentive aux besoins des nécessiteux explique le rabbin Chouraqui avant de souligner, avec une belle note d’optimisme : « Nous sommes persuadés que si l’establishment ashkénaze au pouvoir lors de l’alya massive des Juifs du Maroc avait eu la sagesse de les impliquer d’emblée dans la gestion de l’État d’Israël, la société israélienne aurait évité plusieurs turbulences sociales et en serait ressortie plus solide et plus unie. Mais il n’est pas trop tard pour bien faire ».

Daniel Haïk

Journaliste franco-israélien vivant à Jérusalem. Il est rédacteur en chef du Hamodia en Français et analyste politique sur la chaine i24news. Il a également occupé jusqu’en 2013 la fonction de secrétaire général de la Fédération Séfarade Mondiale.

Notes:

  1. Pour plus de détails sur cette affaire qui débuta en 2009 voir Adrien Jaulmes,« Les Ultra Orthodoxes défient Israël », Le Figaro, 17.06.2010 (note de la rédaction)
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