Identité et organisation: entre sauvegarde et mutation

Il nous paraissait nécessaire, depuis quelques années, de comprendre l’évolution des structures communautaires en place, les nouvelles formes d’adhésion et de comportements collectifs de la communauté sépharade à Montréal. Nous croyons qu’après plus de cinquante ans de présence d’immigrants juifs d’Afrique du Nord à Montréal, les leaders et les décisionnaires des institutions communautaires devraient entamer un long processus de réflexion sur « l’état des lieux » ainsi qu’une analyse sur la construction de la mémoire et de l’identité de leurs membres. Nous présumons que, le temps et à la rencontre des sociétés nord-américaines (juive et non-juive), le foisonnement de reconstructions identitaires de ces immigrants et des générations subséquentes, donneraient lieu à une réinvention du modèle organisationnel communautaire. Ce processus prend plusieurs voix et notamment celle de la recherche et de la compréhension des motivations premières de la construction d’une société juive sépharade au sein de la grande communauté juive montréalaise. Vous trouverez, dans le texte qui suit, quelques éléments de cette recherche.

Le contexte

C’est au cours des années 50 que des Juifs venant des pays du Maghreb, plus particulièrement du Maroc, affluent à Montréal. Ils sont confrontés, tout de suite, aux défis de leur installation et de la rencontre avec la communauté juive locale. Conscients et concernés par la transmission de leur mémoire et de leur identité, ces hommes et femmes participèrent sans relâche à la mise en place de structures communautaires : des organisations qui leur seraient propres et qui garantiraient l’épanouissement de ses membres dans un environnement aux aspects identitaires et culturels faisant référence aux contrées d’origines, à leurs mémoires et à leurs vécus.

Ainsi, l’ensemble des traits distinctifs de la collectivité — spirituels, intellectuels et affectifs — seront mis alors à contribution. Ils englobent les modes de vie, les
façons de vivre ensemble, les rituels religieux, les valeurs, les traditions, les croyances et plus particulièrement, le fait français.

On se mit alors à bâtir, des centres communautaires, des institutions culturelles, éducatives et scolaires, des synagogues, des institutions rabbiniques et autres. À titre d’exemple : La Communauté sépharade du Québec, le Rabbinat du Québec le Centre Communautaire Juif, le Centre Hillel, l’École Maimonide, le réseau des synagogues sépharades, l’Institut de la Culture sépharade, le Congrès sépharade, la Fédération sépharade du Canada…

Ces chantiers furent la preuve d’une grande vitalité et permirent de ralentir l’élan de l’assimilation et l’érosion des traditions. Ces immigrants favorisèrent ainsi la création d’une conscience sépharade, héritière d’un judaïsme traditionnel aux rites, aux cultures et aux observances venus de leurs contrées natales. Depuis, toutes ces institutions travaillent en adhérant au principe d’une société ouverte et démocratique et, non sans difficulté, pour un travail de continuité d’une conscience identitaire sépharade passée, présente et à venir.

La CSQ fut la principale organisation, reconnue par les instances communautaires et publiques, porteuse d’une mission de préservation, d’épanouissement et de représentation de cette diversité linguistique et culturelle.

À partir des années 2000, un rapprochement avec la Fédération CJA — tant sur le plan de la localisation (déménagement des locaux) que structurelle — facilite une intégration et ouvre de nouvelles perspectives pour une reconnaissance de cette diversité dans l’ensemble du réseau communautaire juif.

En 2003, la CSUQ nait de la fusion CCJ-CSQ et interpelle diverses agences communautaires pour la mise en place d’une conscience et d’une ouverture à des changements d’approche pour une offre de services adaptés aux Sépharades. Cette nouvelle entité gagne en autonomie et favorise un plus grand rapprochement avec la Fédération et ses agences œuvrant dans les domaines social et culturel.

Entre sauvegarde et mutation

Considérés comme un groupe d’émigrants aux valeurs et mémoires communes pendant les périodes d’immigration et d’installation à Montréal, les Sépharades ont formé tant bien que mal une plateforme culturelle bien identifiée au sein la communauté juive.

Cependant, à partir des années 90, les membres de la communauté sépharade ont entamé une dynamique interne et des processus pluriels qui ont généré des transformations dans plus d’une direction. Certains éléments de préservation de la permanence de l’identité sépharade font l’objet de mutation par rapport à la conception originale de l’appartenance collective.

Le fait français

La langue française fut un véhicule de cohésion et d’intégrité indispensable à la construction de projets communautaires des Sépharades dès leur arrivée à Montréal.

Elle fut un paramètre d’affirmation et de démarcation incontournable avec la société d’accueil «  juive » anglophone et par ce fait même un frein (entre autres) à l’intégration des Sépharades dans les différentes structures communautaires existantes. Langage de communication, elle est présentée comme « mortier » de la cohésion sociale des Sépharades au Québec.

Longtemps reconnu comme « langue maternelle », le français de nos jours (bien que langue unique de communication des instances sépharades) semble sensiblement décliner comme langue d’usage pour les nouvelles générations 1. Cependant, dans sa majorité, le bilinguisme est un acquis précieux. Il participent à la vie communautaire et publique en faisant valoir tant sur le plan professionnel que bénévole leurs capacités d’intégration dans des groupes et cultures diverses au Québec.

L’école distincte

L’École Maimonide fut dès sa création considérée comme l’école de la continuité et de la préservation de la culture sépharade à Montréal. Une institution communautaire « relais » qui s’inscrit dans le déploiement de structures sépharades et dans la continuité des services communautaires aux sépharades.
De nos jours les enfants issus de familles sépharades se retrouvent sur l’ensemble du réseau scolaire juif (anglophone et francophone, traditionnel et religieux) 2. Cette réalité a pour conséquence, entre autres, une diminution de l’appartenance aux institutions communautaires sépharades de la part de ces familles et des nouvelles générations. Cette réalité met à profit des dispositions de rapprochement individuel (ashkénaze/sépharade) ainsi qu’aux différentes structures et institutions communautaires juives « at large ».

Les études postsecondaires

Les campus francophones montréalais (cégep et universitaire) furent jusqu’aux années 2000, la principale destination des étudiants sépharades. La langue française d’usage sur les campus fut un élément essentiel à la cohésion d’une entité « compacte » estudiantine sépharade et reconnue par toutes les instances communautaires. Le Centre Hillel, par son foisonnement d’activités – social et culturel – apporta un dynamisme sans pareil dans le paysage des institutions sépharades.

Depuis une dizaine d’années, les étudiants sépharades ont délaissé les campus francophones aux profits des institutions postsecondaires anglophones et hors de Montréal. Ce qui a eu pour conséquence la disparition d’une vitalité estudiantine-sépharade porteuse d’avenir. 3

Cependant les organisations estudiantines juives, tel que Hillel, Jewish Expérience, Birthright, actives dans ces institutions, bénéficient de plusieurs leaders sépharades, de leur engagement et de leur savoir-faire.

Les sensibilités religieuses

Dans la communauté sépharade, l’émergence d’une sensibilité et d’une affirmation religieuse portée par une jeunesse en rupture avec ses bâtisseurs, se dessina dès les années 90. Nous assistâmes alors à une renaissance d’une certaine identité juive.

Une jeune génération voulut passer par la contestation de la transmission parentale, en se fondant sur une fidélité envers un judaïsme orthodoxe aux pratiques rigoureuses. Ce phénomène fut suivi d’un rejet de tous les éléments de type traditionnel véhiculés jusque-là par les institutions communautaires.
Nous avons vu apparaître une harédisation, à savoir une ultra orthodoxisation de l’observance religieuse de type lithuanien ou hassidique. Voire aussi l’apparition de jeunes Rabbins, dynamiques et engagés dans leur communauté, soutenus par leur Kahal ainsi que la création d’institutions propres à leur orientation et à leur développement. (École, synagogue, centre d’étude, mikvé, caisse d’entraide…) 4

Il faut admettre que des individus, leaders ou membres de la famille qui assistèrent à ces transformations, les qualifièrent d’étrangères, voire de dangereuses et néfastes pour le modèle traditionnel véhiculé jusque-là et qui s’inscrivait dans la continuité.

Sans pour autant poser un jugement de valeurs sur ces nouvelles pratiques, nous relevons donc ici, le souci d’une polarisation et d’un clivage communautaire (déjà en marche) qui aurait pour conséquence une fracture d’un collectif cohérent, voire harmonieux.

La culture

Les manifestations culturelles sont des éléments incontournables à l’affirmation et au rayonnement de la communauté juive. Elles véhiculent les différentes expressions qui définissent la façon d’appartenir à un milieu. La communauté sépharade au Québec, forte de la richesse de son patrimoine et de ses spécificités, s’est positionnée dans le paysage culturel montréalais à travers ses différentes manifestations : Le Festival Séfarade, le Festival du Cinéma Israélien et le Centre Aleph sont parmi celles-là.

Cependant, les organisateurs de ces manifestations sont confrontés aux mouvements des nouvelles générations, aux rapports à la mémoire d’un passé lointain, aux défis du présent et des environnements immédiats.

Ces événements reposent sur des contributions financières provenant d’institutions communautaires, publiques et privées. Tous ces éléments ne sont pas toujours aux rendez-vous, au risque de mettre en danger ces manifestations.

Le leadership

Le leadership sépharade fut caractérisé dès les années 60 par un leadership fondateur, engagé et visionnaire. Il représentait une certaine homogénéité et était soucieux de sa continuité.

Aujourd’hui, les 25 à 40 ans représentent un univers socio-professionnel économique et pouvant créer des changements positifs au sein même de la communauté. Ils évoquent une force de proposition et un creuset d’idées nouvelles. Ainsi, chaque 2 ans, par le biais de programmes de formation de la CSUQ, une cohorte gradue et bénéficie d’un voyage identitaire (Espagne, Maroc, Portugal, Israël) afin de créer en eux un fort sentiment d’appartenance. Par contre, nous les retrouvons principalement impliqués dans des activités socio-récréatives et de collectes de fonds ainsi qu’à des positions séniors de volontariat à la Fédération CJA 5. Celle-ci déploie d’importantes ressources et stratégies afin de rallier l’ensemble des forces vives du jeune leadership et son développement.

Cependant, la CSUQ tarde à intégrer cette nouvelle génération. Il apparait de grandes carences dans la capacité d’attirer et de retenir les personnes de talent qui lui conviennent afin d’explorer une nouvelle vision aux côtés des dirigeants actuels.

Si les leaders « fondateurs » témoignent d’une certaine présence, un grand nombre, non négligeable, de leaders sépharades sont engagés dans plusieurs institutions communautaires et font valoir leur savoir-faire (religieuse, caritative, pédagogique…). Ceux-ci s’enrôlent pour des projets locaux et ponctuels. Peu d’entre eux porte une vision à long terme des structures communautaires sépharades.

La situation économique

En 2003, le CCJ propose de défaire son affiliation avec le YMHA et se joint à la CSQ, pour former l’entité CSUQ, reconnue par Fédération CJA ainsi que son réseau d’agences. Le leadership sépharade fusionne alors, pour constituer une seule gouvernance. C’est une nouvelle aire de relations harmonieuses et d’étroites collaborations avec les agences culturelles et sociales de la communauté juive. Le budget d’opération de la CSUQ dépasse 3 M $. Cette fusion des institutions procure une énergie propice au développement et à la croissance ; manifestations culturelles d’envergure, record des collectes de fonds, implantation de programmes sociaux avec soutien financiers aux démunis, développement de nouvelles entités (Centre Aleph, FCIM, Hessed,
Résidence Salomon…). Cependant cette croissance peine à se maintenir. Depuis 2011, une diminution des revenus mettent en difficulté l’essor de la CSUQ. Ce qui a pour conséquence un endettement et des difficultés à maintenir ses opérations au niveau souhaité. Néanmoins, la volonté d’un redressement fiscal à moyen terme semble se concrétiser ainsi que la nécessité de créer un patrimoine collectif sépharade (fondations, fonds pérennes…) a émergé depuis deux ans. Nous pouvons envisager aujourd’hui avec certitude la création de fonds en capital de 5 M$ à très court terme ainsi que la reprise du contrôle fiscal de la CSUQ.

Synthèse

Faut-il rappeler que l’afflux des Sépharades à Montréal depuis les années 60 et leur présence permanente dans la collectivité juive constituent un apport incontournable, une contribution forte, un rôle dynamique et une revitalisation de la société juive montréalaise.

Mais, à la lumière de l’évolution de cette présence et si les membres de la communauté sépharade sont soumis à ces différentes mutations, ils restent cependant profondément attachés à une certaine culture propre qui se reflète dans des pratiques et sensibilités particulières (linguistique, artistique, familiale, rituel, pratiques religieuses, etc.). Elles apportent un fondement solide à l’autonomie et à l’identité avec des conséquences sur les comportements individuels suivants :

  • Moins d’attache aux structures communautaires traditionnelles
  • Plus grande participation aux programmes communautaires « at large »
  • Moins d’appartenance aux institutions sépharades
  • Plus proche de la majorité juive
  • Rejet d’éléments de type « traditionnel »
  • Plus grande religiosité dite « rigoriste »
  • Capacité d’enrôlement réduite
  • Engagement dans les institutions dites« at large »
  • Plus grande autonomie

L’évocation de ces évolutions est une façon de rendre compte du sens et de l’ampleur des transformations au cœur des institutions sépharades. Cependant, le désir de préserver une appartenance à une culture et de l’enrichir, n’exclut pas les interactions avec la majorité, pour autant qu’elles ne s’inscrivent pas dans le cadre d’un rapport de pouvoir inégalitaire. Sans remettre le droit inhérent à se gouverner, l’esprit de clocher décline à mesure que les individus deviennent plus intégrés à la majorité. Ainsi, ces transformations sociologiques et culturelles suggèrent fortement un renouveau et une redynamisation des structures communautaires.

Peut-on entrevoir que l’identité sépharade s’épanouisse à travers « toute » la collectivité et insister sur la nécessité que l’ensemble des structures communautaires participe au renouveau et à la créativité d’une culture qui converge vers une identité juive porteuse d’avenir ?

Robert Abitbol,
directeur, CSUQ

Notes:

  1. Entre 2001 et 2011, l’usage de l’anglais parlé à la maison est passé de 26.5 % à 30.7 % et l’usage du français parlé à la maison est passé de 67.8 % à 62.3 % (étude de Charles Shahar 2015 sur (http://www.federationcja.org/media/mediaContent/2011%20Montreal_Part7_Sephardic%20Community_Final-F.pdf)
  2. En 2009 on dénombrait 1 060 élèves sépharades qui se retrouvaient dans le réseau scolaire juif (autre que Maimonide, 544). Ne sont pas comptabilisés les élèves de Yavné (étude Charles Shahar 2010)
  3. « … Le Centre Hillel est devenu le point de chute des étudiants juifs francophones étrangers… » CJN Nov 2010. Elias Levy, « Le centre Hillel ».
  4. On dénombre dans ce milieu plus de 10 nouveaux centres d’étude/synagogues ouverts les 15 dernières années (décompte interne 2014)
  5. En 2014 sont sépharades, 4/7 des présidents de l’AJU (Appel Juif Unifié) et 48 % des employés de l’AJU (décompte interne)
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